On fait distribuer des tracts pour dissuader ceux qui voudraient encore briser les machines. On diffuse des articles sur les arts mécaniques dans les fabriques. On fait construire un bâtiment en l'honneur du capitalisme où l'on programme une grande exposition universelle, la première. (p. 119)
Lorsque ma mère confectionne de longs rideaux, le voilage déborde de la machine, recouvre le corps et s'étale sur le sol comme de la mousse. On dirait qu'elle coud dans une robe de mariée augmentée d'une traîne chapelle.
Il se rappelle avoir entendu que l'expérience de la douleur est toujours utile pour évacuer ce que le corps renferme, cache, n'ose exprimer. (p. 72)
( Première exposition universelle) Pour édifier l'immense serre dans le sud de Hyde Park en 1851, on a besoin de cinq mille ouvriers pour transporter, poser, assembler, monter les matériaux- des milliers de tonnes de verre et de fonte- à un rythme infernal, sans protection, sur un chantier mal sécurisé, pour un salaire improvisé et très insuffisant. La méthode n'appartient pas au passé : aujourd'hui, dans le désert, des ouvriers meurent sous cinquante degrés sur des chantiers où Ils sont exploités pour construire de gigantesques stades climatisés. Les coulisses des grands projets capitalistes sont toujours macabres.
A peine puis-je être l'ami proche, frôlé et négativement courtisé, l'homme désirant et toujours présent, le confident des heures durant, celui avec qui les choses sont possibles uniquement si la relation prend la forme d'une conversation.
Le silence est dangereux, n'arrêtons pas de parler, voilà ce qu'elle semble répéter chaque fois que nous nous croisons : puisse le plaisir que nous éprouvons à rester proches ne jamais ni s'accroître ni décroître, ne jamais changer de nature, parlons pour ne rien faire d'autre qui serait condamnable, voilà ce qu'elle pense. (p. 104)
La conversation, voilà ce que nous avons en commun jour après jour, voilà la vie que nous partageons. C'est très peu, c'est beaucoup, c'est un début, ou c'est un épilogue. (p. 106)
Le travail ne nourrit plus, la vie est dure et une guerre inutile bientôt déclarée.
La machine à coudre de ma mère est devenue un objet-souvenir: un objet industriel étrangement précieux et intime. (p. 161)
Je suis émerveillée par les beaux vêtements qu'elle coud, à l'oeil nu, sans mannequin, sans patron. Je l'admire de pouvoir utiliser cette machine. Il me semble qu'elle manie un dangereux engin de chantier, qu'il faut de l'habileté et probablement du courage pour le maîtriser et ne pas provoquer d'accident. (p. 41)
La couture mécanique n'est jamais une action isolée. C'est une action quotidienne parmi d'autres, qui s'insère entre deux tâches, c'est un travail qui s'inscrit dans le continuum d'une longue journée domestique. (...)il me semble que ma mère, grâce à sa maîtrise de la machine, parvient parfois à échapper à ce temps volé: je l'ai déjà vue en train de coudre et de rêver. (p. 75)