Anne et
Claire Berest sortent
Gabriële du silence. Parce qu'il n'est pas possible que l'histoire, et l'histoire de l'art en particulier, ignore l'épouse de
Francis Picabia, le peintre, le poète. Parce que
Gabriële est tout simplement hors du commun. Toute petite, elle a délibérément choisi comme prénom usuel parmi les quatre de l'état-civil :
Gabriële, à cause du tréma et du « l » unique ! « Cette femme, ni belle ni laide, est autre chose. L'ensemble est terriblement déterminé. Un air qui invite promptement à sonder le regard. A le suivre ». Ce jour de septembre 1908 où il vient tout simplement déjeuner dans la famille de son camarade Jean Buffet, peintre comme lui, le frère de
Gabriële,
Francis Picabia croise ce regard et ne le quittera plus jamais.
Gabriële et Francis font irruption sans préavis dans la vie l'un de l'autre. Sans transition. Définitivement, même si le couple ne termine pas sa vie sous le même toit. Des transitions, des préavis,
Gabriële et Francis n'en mettront jamais dans leur parcours, dans leur Aventure : on part en voiture à l'autre bout de la France ou en bateau à New York, on crée une revue, on ouvre une galerie, on accroche une exposition, on se brouille avec tumulte, on se réconcilie avec ostentation. On vit de manière intempestive, dans la démesure la plus jouissive. de temps en temps Francis tombe en dépression, Et puis il arrive que
Gabriële soit enceinte et qu'un enfant ne naisse. Francis et
Gabriële n'ont écouté que leurs convictions intimes. Francis a succombé devant « un esprit, une intelligence faite d'instinct ».
Gabriële s'est embarquée dans « l'invention pure qui recrée le monde des formes ».
Le livre est cette course éperdue vers une vie d'avant-garde, de création, jusque dans le quotidien qui se partage en bande avec d'autres artistes :
Marcel Duchamp et
Guillaume Apollinaire feront quasi partie du couple. (Les enfants Picabia sont ailleurs, avec des bonnes et des nourrices. Mais peut-être pas de parents ! ) . de Berlin à Barcelone et New York en passant bien sûr par Paris, on croise tous les artistes de ce premier quart du vingtième siècle. On tutoie Edgar Varèse, Debussy nous offre le « Prélude à l'après-midi d'un faune », on assiste au théâtre des Champs Elysées à la première houleuse du « Sacre du Printemps » de Stravinski dansé par
Nijinski, on assiste au scandale new yorkais de l'urinoir de
Marcel Duchamp.
Guillaume Apollinaire écrit pour nous.
Isadora Duncan se dénude à la fin de ses solos. On vit la guerre de 1914, même si
Apollinaire est le seul de tous
ces artistes à la faire sur le front. On participe à l'entrée des Etats-Unis qui mondialise le conflit. le voyage entre dans l'histoire à Lausanne en 1918 lorsque Francis et
Gabriële, défaits par la mort d'
Apollinaire, épousent en quel sorte le mouvement Dada que vient de créer
Tristan Tzara : « avec cette évidence de respirer le même air ».
Une vie trépidante, novatrice, ouverte. Une vie qui se crée sur cette fragilité sans laquelle les artistes n'auraient peut-être ni talent ni génie. C'est le côté « pile », de
Gabriële. Côté « face », ce serait cette sorte de « déni de maternité », cette mise à distance délibérée, et assumée, des enfants. Qui laisse comme un goût amer que les arrière-petites-filles de
Gabriële ne cherchent pas à occulter. On aime ce livre, sa lucidité et sa franchise. On aime
Gabriële. On se dit que le monde et la vie ont besoin des artistes. Malgré ce goût amer.
Un livre qui vit. Un livre qui voit loin. Un livre qui porte le lecteur ailleurs où il n'aurait pas osé aller.
Un livre que j'ai aimé, beaucoup. Aimez-le aussi. Igolène
Et pour les festivaliers des CORRESPONDANCES DE MANOSQUE 2017 la rencontre avec Anne et
Claire Berest a été l'un des plus jolis moments sous les platanes de la Place
Marcel Pagnol.