Lettre d'Antonin Artaud à Georges Bernanos, à propos de L'imposture (1927)
Monsieur,
Votre Mort du curé Chevance m'a donné une des émotions les plus tristes et les plus désespérées de ma vie. Une de ces émotions lancinantes et terribles qui vous écrasent comme un remords. Suis-je donc destiné à périr de cette mort qui serait pour moi sans espérance? Rarement chose ou homme m'a fait sentir la domination du malheur, rarement j'ai vu l'impasse d'une destinée farcie de fiel et de larmes, coincée de douleurs inutiles et noires comme dans ces pages dont le pouvoir hallucinatoire n'est rien à côté de ce suintement de désespoir qu'elles dégagent. Je ne sais si je suis pour vous un réprouvé mais en tout cas vous êtes pour moi un frère en désolante lucidité. Mais toute votre lucidité, votre cruelle connaissance n'arriveront jamais à vous faire confondre les tableaux qui sortent de votre plume avec des sentences vraies. Vous n'imaginerez jamais le malheur comme une Voie Lactée. Vous ne concevrez pas cette saturation sans recours qui fait qu'aucune inconstance n'est sauve, que le malheur est devenu vraiment le signe de la réalité. Des situations comme celles que vous décrivez sont pour moi l'image la plus claire de l'âme, son unique aboutissement dans ce monde ou dans l'autre.
Les ratés ne vous rateront pas.
Pas une minute cet homme, pourtant subtil, qui, à défaut de goût véritable, ressent au moins la grossièreté d’autrui comme une contrainte physique, n’échappe au piège de sa propre bassesse. Il remue ces idées pêle-mêle, avec une assurance naïve, se flatte de n’avoir qu’à faire un choix entre tant de solides raisons. Il a fini par regarder les marches de bois, usées par les genoux, avec autant de curiosité que d’envie … Une fois là, le reste va de soi. Qui le retiendrait ? Ce qui fut donné si souvent à cette même place, aux vieilles filles illettrées, ne sera pas refusé sans doute à l’observateur le plus retors, et qui garde mieux son sang-froid, délicieux railleur ! Il ne faut qu’un petit effort, après avoir sucé, vidé tant de sensations rares et difficiles, parlé tant de langages, fait tant de savantes grimaces, pour finir dans la peau d’un philosophe campagnard, désabusé, pacifié, à point dévot. Depuis l’empereur qui planta des raves, on a vu plus d’un grand de ce monde s’assurer une mort bucolique. En argot des coulisses, cela s’appelle entrer dans son rôle, pour se prendre soi-même à son jeu. C’est ainsi qu’au terme d’une consciencieuse étude tel comédien, gras à souhait, rouge de plaisir, avale son bock, referme son livre, et s’écrie : ‘Je tiens mon Polyeucte !…’
(Sous le soleil de Satan)
Dès que je prends la plume, ce qui se lève tout de suite en moi, c’est mon enfance si ordinaire, qui ressemble à toutes les autres, et dont, pourtant, je tire tout ce que j’écris comme d’une source inépuisable de rêves. Les visages et les paysages de mon enfance, tous mêlés, confondus, brassés par cette espèce de mémoire inconsciente qui me fait ce que je suis, un romancier et, s’il plaît à Dieu, aussi, un poète, n’est-ce-pas ?