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Critique de AMR_La_Pirate


J'ai lu Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos il y a déjà quelques années, à une époque où je ne publiais pas encore de billets ou de chroniques sur mes lectures… J'ai retrouvé mes notes et mes annotations avec un immense plaisir et re-parcouru ce roman, publié en 1926, qui traite de manière originale du mal et de la rédemption ; pour reprendre une citation de son auteur, il s'agit d'« une complainte horrible du péché, sans amertume ni solennité, mais grave, mais orthodoxe et d'une inapaisable véracité »…

Ce livre raconte le parcours d'un prêtre dans une paroisse perdue de l'Artois et de son chemin de la tentation à la sainteté et, à travers lui et les personnages souffrants qu'il va croiser, la lutte ancestrale et éternelle du bien et du mal.
La construction de ce roman mérite que l'on s'y arrête : un prologue, suivi de deux parties…
Mais le prologue intitulé « Histoire de Mouchette » est un peu trop long et constitue un véritable élément du récit ; personnellement, j'aurais tendance à dire que Mouchette et Donissan sont deux personnages d'égale importance. le prologue reprend le parcours de Germaine Malorthy dite Mouchette, fille d'un minotier prospère de l'Artois, et le récit de ses amours avec le Marquis de Cadignan et le docteur Gallet. Une rapide présentation des personnages est suivie d'une série de confrontations stériles. C'est un petit drame provincial comme aurait pu en écrire Balzac, avec une morale finale puisque Mouchette accouche d'un enfant illégitime mort-né dans la maison de santé où on l'a faite interner.
La première partie a pour titre « La tentation du désespoir » ; c'est la plus longue du roman où elle occupe donc une position centrale. Avec l'apparition de Donissan, l'action proprement dite commence donc. Encore une fois, le récit s'organise autour d'une série de confrontations : deux prêtres se demandent ce qu'ils vont pouvoir faire de Donissan, puis le vieux prêtre reconnaît la sincérité du plus jeune avant de trouver son expérience surnaturelle plutôt embarrassante et équivoque, Donissan rencontre Satan puis Mouchette, qu'il tente de remettre sur le droit chemin. Les scènes avec Satan et Mouchette sont les clés de voûte du livre. le suicide de Mouchette est admirablement décrit, raconté directement, puis rapporté par la gouvernante du curé, et, enfin, matérialisé par une ellipse, une zone blanche dans le texte, qui sera comblée par le contenu d'une lettre de l'évêque évoquant la scène de l'église et ses conséquences.
Nous faisons un bond en avant de quelques années pour la deuxième partie. le récit est plus fragmenté avec beaucoup de changements dans le ton narratif : rapport, monologue… La scène du miracle raté fait pendant à la rencontre avec le diable car, quand le curé de Luzarnes provoque Donissan en le poussant à tenter de ressusciter un enfant, c'est encore le mal qui est à pied d'oeuvre. Georges Bernanos a encore ménagé des confrontations en cascade avec le monde contemporain de son écriture quand Donissan doit rencontrer successivement des figures négatives de la modernité : le prêtre « progressiste » déjà cité (le curé de Luzarnes), un médecin positiviste de province (le docteur Gambillet) et un écrivain célèbre (Saint-Marin) qui serait un alter ego d'Anatole France, athée notoire, esthète matérialiste.
Dans la genèse de l'oeuvre, il faut savoir que Georges Bernanos aurait d'abord écrit la deuxième partie, puis le prologue, et enfin la première partie, présentant d'abord Donissan seul, puis Mouchette seule, pour les confronter enfin dans la grande scène de la première partie.

Les personnages sont véritablement incarnés.
Mouchette est l'incarnation de la pècheresse face à la sainteté de Donissan, mais pas seulement ; elle porte la notion du mal dans la racine de son patronyme, Malorthy, et, peut-être, la brulure de l'ortie mais, à côté de l'image de Marie-Madeleine, elle véhicule aussi la figure d'Eve ou encore de Marie. Son nom la prédestine en quelque sorte tandis que son surnom la rachète, dit sa fragilité et son obstination tenace. Elle est prise en tenaille entre son père et ses amants, piégée. Quand elle rencontre Donissan, elle est complètement perdue, pour elle-même et pour Dieu. Il y a dans l'écriture comme une véritable tendresse de l'auteur pour son personnage. Georges Bernanos n'est jamais moralisateur, toujours respectueux de l'énergie juvénile et du désir de liberté de Mouchette. Personnellement, je regrette qu'on ne parle plus d'elle dans la deuxième partie…
Le personnage de Donissan porte sans doute en lui des pans de personnalités de prêtres que Georges Bernanos a pu fréquenter tout au long de son enfance jusqu'à l'écriture du roman. Donissan est aussi inspiré de la figure du curé d'Ars, canonisé en 1920. La racine de son nom évoque à la fois le don et la figure de Dieu par le mot latin dominus ; la syllabe finale fait penser au sang du Christ, donné pour racheter les pêchés des hommes. Sa force physique va de pair avec la simplicité de son âme. le schéma narratif propose une suite de scènes intenses et chargées d'émotions, un chassé-croisé de points de vue autour du personnage de Donissan.
Les personnages secondaires sont également très bien travaillés. Ainsi, par exemple, Menou-Segrais n'est pas un prêtre ordinaire ; il est doté d'une intuition hors du commun, mais aussi d'une indépendance d'esprit qui lui permet de faire preuve d'audace dans son jugement, d'un anticonformisme qui le rend capable d'accepter l'extraordinaire et le surnaturel. C'est peut-être Georges Bernanos lui-même qui s'invite et s'incarne dans ce personnage proche et bienveillant.
Dans ce roman très rural, les lieux ont aussi leur importance avec les paysages de l'Artois, où l'auteur a passé une partie de son enfance et où il a côtoyé une population rurale, souvent pauvre et où il a sans doute développé son intérêt pour les humbles.

Georges Bernanos a commencé l'écriture de ce roman peu de temps après la fin de la première guerre mondiale. Bien que réformé initialement pour raison de santé, il avait tenu à participer aux combats ce qui l'avait terriblement marqué… de plus, il a ressenti un véritable dégout devant la joie du peuple français après l'armistice, a eu l'impression que l'on oubliait un peu vite les souffrances des poilus, d'où l'envie de montrer la sainteté de son personnage, de s'interroger sur les notions de bien et de mal, de convoquer le surnaturel parce que le mal, les horreurs vécues pendant la guerre ne trouvaient pas d'explications rationnelles. On peut se demander ce qu'il aurait écrit à notre époque s'il l'avait connue (mort en 1948) …
Avant d'être un écrivain, Georges Bernanos était un homme très engagé, en politique, en religion notamment ; c'est à ces niveaux-là que son écriture prend et fait sens. Lui-même, issu d'un milieu ultra-conservateur, se considérait comme un laïc engagé, témoin du Christ ; on pourrait résumer ses idéaux à la foi catholique, à l'héroïsme et au don de soi. Il avait « une vision catholique du réel » pour reprendre le titre d'une de ses conférences…
Sous le soleil de Satan a connu un grand succès lors de sa publication en 1926, mais a aussi suscité des critiques de la part des milieux catholiques, reprochant notamment le fait que Donissan ne soit pas un saint irréprochable. Mais Georges Bernanos l'a créé vulnérable justement pour que ses points faibles mettent en lumière la puissance du mal.

Sous le soleil de Satan est un roman magistral, désespéré et éclairé à la fois… Sa force vient de la part anachronique de l'apparition satanique, de la place donnée à la sainteté, à la grâce et au miracle à peine vingt ans après le vote de la séparation de l'église et de l'État. Satan est partout, dans la figure du maquignon et intériorisé dans les démons intérieurs de chaque personnage, mais le salut est possible pour tous.
Un roman à lire et à relire, à étudier aussi.
À voir ou à revoir également le très beau film de Maurice Pialat avec Gérard Depardieu et Sandrine Bonnaire dans les rôles principaux.
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