La marche se poursuit,coupee par des haltes nocturnes avec les soldats.La route est devenue rue.Une longue voie couverte de neige sale sous un ciel gris.Il fait jour et nous sommes seuls en mouvement.Une ombre parait,grandit,se rapproche.Une femme.Pas un epouvantail squelettique de Birkenau,pas une meme polonaise plus large que haute,mais une silhouette fine,qui se decoupe dans la grisaille.Elle vient vers nous,chaussee de petites bottes qui s'arretent a mi-mollets.Enveloppee dans un manteau de fourrure,elle porte une chapka fourree,elle aussi,d'ou emerge une boucle blonde qui vient echouer sur un front,et elle avance sur nous.Son visage est maquille,ses levres rouges s'entrouvent sur des dents blanches.A notre hauteur elle sourit.Une femme qui sourit a deux fantômes en balade!Une femme,une vraie en chair et en os,une epouse ,une amie,une confidente,une pute,une sainte.Moment inoubliable,illumination.C'est la,sept jours apres l'arrivee des russes,que j'ai réellement quitte physiquement le lager en voyant cette fille qui m'a offert un somptueux cadeau sans le savoir,une des plus belles erections de mon existence.J'etais en vie.
J'ai récemment été invité à assister à la remise du prix Marcel Paul.
Lieu ? Un immeuble universitaire de la rive gauche.
Rencontre dans un ascenseur : nous sommes quatre dans la cabine menant à l'étage où doit avoir lieu la cérémonie.
Mes trois compagnons portent tous un ruban rouge à la boutonnière : la Légion d'honneur. N'ayant qu'un seul mérite dans la vie, celui de ne pas être méritant, je ne suis titulaire d'aucune décoration.
S'engage un dialogue incompréhensible pour le commun des mortels.
- Tu étais où ?
Inutile de préciser l'endroit. «Où» ? Il s'agit d'un camp nazi, évidemment.
Réponses :
- Dachau.
- Dora.
- Mauthausen.
- Auschwitz.
Je regarde mes compagnons, je me vois. Bien nourris, chevelus ou naturellement chauves et un sourire sur le visage. Nous ne nous connaissons pas mais nous sommes heureux d'être là et, complices inconscients de la même aventure, de décliner un nom maudit par l'Histoire au lieu d'un «nom, prénom, date et lieu de naissance». Nous sommes les derniers témoins d'un événement unique.
Tous octogénaires, tous rescapés d'une incroyable odyssée, n'ayant survécu, comme disait un camarade de déportation, que «parce que je n'ai jamais été au mauvais endroit au mauvais moment». Quatre hommes dans un ascenseur... On dirait le titre d'un polar. Quatre citoyens dont rien ne révèle qu'ils sont des rescapés portant, en eux, une cicatrice invisible. Ils sont là, mes compagnons de chaîne, des humains qui ont connu l'impossible et l'invraisemblable : être des ombres dans un monde sans lumière.
Soixante-cinq ans ont passé...
J'essaie d'imaginer mes compagnons tels qu'ils étaient dans les quatre «clubs de vacances» énumérés ci-dessus. Comme chacun, depuis que les archives sont sorties de leurs caches, je sais ce qu'était «l'univers concentrationnaire», ainsi que David Rousset l'a nommé globalement.
Bien entendu, j'ignore ce que chacun d'eux a vécu. Chaque ex-porteur de «pyjama» est un roman, noir évidemment, et chaque événement raconté, aussi incroyable soit-il, est plausible.
Le 27 janvier 1945 , des condamnés à mort ont enfin vu mourir la mort , Voeu exaucé .
Mourir n'est rien . Un souffle qui s'éteint , point final .
C'est la peur qui est terrible .