Citations sur Monsieur Le Consul (18)
Mais enfin, Anne-Marie, vous ne m'aimez pas.
Comment voudriez vous ? Vous oubliez que vous m'avez achetée. Je me souviens très bien comment vous m'avez jaugée, sur les quais de la gare d'Ancenis, un jour que je revenais de Nantes. L'oeil d'un maquignon faisant son marché. Ca n'a pas traîné. Le lendemain , sur votre trente et un, vous vous présentiez chez nous avec votre frère, le capitaine moustachu, celui que vous étiez venu voir dans sa garnison. Et tout de suite vous avez demandé ma main à ma mère. Moi, je ne voulais pas. Mais mon père venait de mourir ruiné. Il avait bu sa fortune et personne ne m'épouserait dans le pays.Toutes ces bouches campagnardes de demi-hobereaux, de vieilles demoiselles, d'oncles plus ou moins gâteux mais ayant du bien, me répétaient c'est votre devoir Anne-Marie.
L’Indochine, c'est une machine qui leur appartient, une mécanique de précision dont il ne faut pas desserrer une seul vis. Un chef d’œuvre, croient-ils grâce à leur belle administration sans faille : un indic sur dix habitants, un flic sur cent, par-ci par-là, un mandarin à leur botte...
Dans ce Sseu Tchouan sans l’ombre de services publics où rien ne fonctionne, la poste marche très bien. C’est un apport capital de la France à la Chine. Si les gentlemen anglais sont les maîtres des douanes officielles, ce sont de petits messieurs français secs et barbichus qui, même dans cette province perdue depuis des siècles, ont organisé un courrier d’une régularité exemplaire. Même quand des milliers de gens meurent tout autour, pour une raison ou pour une autre, les lettres arrivent avec leurs cachets, leurs timbres, le facteur se présente avec son registre où il faut signer pour les plis recommandés.
Le consul d’Angleterre, mon père ne l’aime pas, malgré l’Entente cordiale en cours. Car lui aussi veut mettre le Sseu Tchouan dans sa poche. Curieusement, c’est un monsieur aussi 1900 que mon père, mais en Anglo-Saxon. Comme lui pas petit mais faisant petit. Comme lui très bourgeois des ambassades, également bien pris et bien tourné, comme lui un mélange de vanité bienveillante envers la société et de minutie acharnée dans son métier. L’Anglais est presque un bébé avec son visage poupin, ses yeux bleus, sa petite moustache blonde. Mais un baby à la façon d’Albion, c’est-à-dire coriace.
Mon père savait que la vérité est sacrilège en Chine, que la moindre allusion à la réalité est inconvenante. Je découvrais la soirée idéale : le fictif total. Le fictif comportant le déchaînement. Car mon père se met à porter le premier kampé. Il est debout, il fait cul sec une fois, dix fois, cinquante fois.
La jeune femme, ses grands cheveux noirs sur son front ovale, un sourire énigmatique sur le visage, regarde l'entrée des gorges : une sorte de trou. Son mari se tient à côté d'elle, circonspect, digne, net, briqué, la moustache bien brossée et la raie bien faite, disant les mots qu'il faut : "N'ayez pas peur, Mimi." La jonque craque. Le timonier chinois est accroché à sa barre comme un supplicié. Tout autour les eaux tourbillonnent.
Le gouverneur général s'efforce de faire valoir ses connaissances orientales en me posant des questions savantes :" Les pieds cassés des femmes, n'est-ce-pas mon cher consul, cela avivait la sensualité ? Quels raffinés ces Chinois !" Mais avant que j'aie pu répondre, l'épouse rit au nez de l'époux :"Chéri, si c'est pour ça, pour la sensualité comme tu dis, tu n'aurais pas besoin de me les casser si souvent, les pieds"
Ce qu’ils bavardent ! Chaque père missionnaire catholique est d’abord un fleuve de poils, un fleuve qui coule jusqu’au sol, un fleuve tellement plus puissant que les quelques filaments maigrelets des grands lettrés païens. Cela balaie la terre de Chine. Cette terre où les plus vieux vivent quarante ou cinquante ans sans avoir quitté leur coin de chrétienté.
Le maréchal, après avoir bu à la santé de la France, s’en va. Les autres Célestes s’en vont. Le consul du Japon part aussi. C’est alors l’heure de la « colonie française ». C’est-à-dire des curés, des bonnes sœurs et des trois médecins. La famille, en somme.
Le gouverneur général, qui a fait carrière dans le cassoulet et les banquets électoraux du Midi où, après s'être rempli la guidouille, on déverse la rhétorique, s'est, au terme de ce festin bien trop exotique et empoisonné selon son goût, retrouvé en pleine force pour le discours.