La narratrice croise un homme énigmatique, brun. Celui-ci lui demande de lâcher une allumette dans le métro. Sa mission accomplie, d'autres mondes apparaissent, comme si la mèche s'était embrasée. La femme erre ainsi dans les méandres d'un songe étrange et labyrinthique, où se mêlent plusieurs strates oniriques, peuplées de personnages récurrents : Olga, Anatole, les Ennemis, la Dame au chat, ainsi que le singulier Monsieur du début. Ce dernier pose des électrodes sur la tête de notre héroïne, note les pensées qui en surgissent sur ordinateur, puis la pénètre: "Je suis tombé amoureux de ton cerveau en train de s'ouvrir, de s'épanouir", lui déclare t'il ainsi (p. 26).
Sous-titré « roman », le singulier récit de
Claire Boitel a de quoi surprendre, puisqu'il n'obéit pas à une logique narrative classique. Nulle cohérence apparente, sinon celle de l'inconscient, dans ce bref et dense volume : on pourrait ainsi parler d'écriture romanesque automatique, dans la mesure où
Claire Boitel passe d'une vision à l'autre, sinon d'un fantasme à l'autre. Rien d'étonnant, donc, à ce que
Paul Sanda, responsable de la maison des surréalistes, ait publié l'opuscule, tant celui-ci évoque l'univers roussélien, soit une série de visions instantanées, de tableaux oniriques. le terme même est d'ailleurs lâché page 73 : "Mon maître surveille ce dialogue surréaliste". On songe parfois à "La coquille et le clergyman", adapté d'
Antonin Artaud par
Germaine Dulac, ou encore au premier
David Lynch, au long cauchemar d'"Eraserhead". Car loin d'être apaisé, "
Vitamines noires", évoque souvent une hallucination colorée, peuplée de mirages, notamment lorsqu'une piscine apparaît au moment où les deux protagonistes ont des rapports. le titre même du livre fait sens : la bouche d'ombre parle. le cortex semble précisément dopé par les fameuses
vitamines noires : "dans les sinuosités roses de mon cerveau rampe un filet de teinte noire" (p. 29). Et même si la fin évoque un brusque réveil, dans "une chambre à la couleur de coquille d'oeuf" (p. 98), le rêve semble se maintenir, encore et toujours, puisque jusqu'au bout, il pleut des "flocons de cendre" (p. 100). Quel sens donner à cette exploration ? La narratrice elle-même paraît s'interroger : "quelle est la face cachée de ce paradis ?" (p. 29).
Reste, pour explorer cette terra incognita, ces espaces du rêve, un style riche en images. Parfois surprenantes, les métaphores fusent au fil des lignes, provoquant des rapprochements inattendus : "Les centaines de bras de mon amant nous déshabillent, mes seins nous regardent comme de gros yeux, nous nous transformons en insectes de chair rose avec quelques touffes de poil" (p. 51). Venue de la poésie,
Claire Boitel signe là un livre original, riche.
(Article d'
Etienne Ruhaud paru dans "Diérèse", numéro 81, printemps été 2021)
Lien :
https://pagepaysage.wordpres..