Ils se rendent pas compte que c'est notre survie, presque.
Là-bas au travail on pleurait, on s’engueulait, même si on se tirait la gueule il n’y avait pas l’isolement.
Finalement, on appelle roman un livre parce qu’on a marché un matin dans ce hall où tout, charpente, sol et lignes, était redevenu géométrie pure (j’y reviendrai le déménagement fini, après la vente aux enchères, et cette dernière fois ce jour-ci tandis que le nouveau propriétaire s’installait, et que les vigiles m’avaient refoulé), et le territoire arpenté, les visages et les voix, les produire est ce roman. Ils appellent le récit parce que le réel de lui-même n’en produit pas les liens, qu’il faut passer par cette irritation ou cette retenue dans une voix, partir en quête d’un prénom parfois juste évoqué, et qu’on a griffonné dans le carnet noir. Les noms de ceux qui ne sont plus, comme autant d’appels d’ombre. La masse que cela supposait de figurer, reconstruire : il n’y a littérature que par le secret tenu.
Refuser l’effacement : en te retournant, tu voyais le panneau indiquant la zone industrielle avec pour icône des toits en triangle sous une cheminée fumante – beau temps que la vie moderne avait évincé cela aussi.
On produira à Mont-Saint-Martin un millier de tubes cathodiques par jour, et aujourd’hui question : ce n’est pas avec ce volant de production qu’on rentabilise une pareille usine. Le vaisseau amiral de Daewoo Lorraine, le groupe ne se préoccupait pas de baisser son déficit : prétexte à d’autres alliances pour le marché gigantesque et plus solide des moteurs de voiture en Afrique du Nord, pour lequel les Coréens avaient besoin de la France ? Simple ancrage pour la circulation de capitaux qu’on préfère invisibles ? C’est l’usine la plus récente des trois, et toute une brochette de ministres est venue l’inaugurer. Dans les grèves qui suivront l’annonce de la fermeture, l’usine sera occupée. Des ouvriers, explorant les ordinateurs, découvrent que cinquante d’entre eux disposent de comptes bancaires en Suisse : ils n’ont pas le réflexe de demander la saisie des appareils. Quelques jours plus tard, un incendie criminel ravage l’usine et ses stocks. La direction évacuera dès le lendemain les ordinateurs et pièces comptables du bâtiment administratif préservé. Occasion manquée.
Y aurait-il dans la surface ordinaire à nous tous laissée en partage des points d’éruption pour gisements de colère, et ailleurs des îlots où marcher sans rien entendre que le bruit d’un danger lointain, dont nous serions à l’abri ?
En 1998, le groupe Daewoo décide de liquider trente-deux de ses quarante-sept usines dans le monde. Les trois usines de la Fensch ont été payées par les subventions publiques, au motif de redonner du sang et du travail à une région exsangue depuis qu’on en a terminé avec les aciéries et la mine : à qui appartiennent-elles, alors ? Les responsables politiques de la région répondent sans s’attarder qu’ils ont soi-disant récupéré leur mise (« on a récupéré notre pognon », lance élégamment le président de l’exécutif régional, Gérard Longuet – et dans notre société du « bon sens économique » selon le mot d’ordre du premier ministre de ce temps où j’écris, il suffit). Les trois usines-sœurs Daewoo emploient à ce moment-là 1200 personnes