Mes préférences ont dicté ce livre. Je veux être jugé par lui, justifié ou désapprouvé par lui.
Ein Traum (1976)
Les trois le savaient.
Elle c’était la compagne de Kafka.
Kafka l’avait rêvée.
Les trois le savaient.
Lui était l’ami de Kafka.
Kafka l’avait rêvé.
Les trois le savaient.
La femme dit à l’ami:
Je veux que cette nuit tu m’aimes.
Les trois le savaient.
L’homme lui répondit: Si nous péchons,
Kafka cessera de nous rêver.
Un le sut.
Il n’y avait personne d’autre sur la terre.
Kafka se dit:
Maintenant qu’ils sont partis tous les deux, je suis resté seul.
Je cesserai de me rêver.
Tout langage est un alphabet de symboles qui suppose un passé que les interlocuteurs partagent.
Je suis
Je suis le seul homme sur la Terre et peut-être n’y a t’il ni Terre ni homme.
Peut-être qu’un dieu me trompe.
Peut-être qu’un dieu m’a condamné au temps, cette longue illusion.
Je rêve la lune et je rêve mes yeux qui la perçoivent.
J’ai rêvé le soir et le matin du premier jour.
J’ai rêvé Carthage et les légions qui dévastèrent Carthage.
J’ai rêvé Lucain.
J’ai rêvé la colline du Golgotha et les croix de Rome.
J’ai rêvé la géometrie.
J’ai rêvé le point, la ligne, le plan et le volume.
J’ai rêvé le jaune, le rouge et le bleu.
J’ai rêvé les mappemondes et les royaumes et le deuil à l’aube.
J’ai rêvé la douleur inconcevable.
J’ai rêvé le doute et la certitude.
J’ai rêvé la journée d’hier.
Mais peut-être n’ai-je pas eû d’hier, peut-être ne suis-je pas né.
Je rêve, qui sait, d’avoir rêvé.
Ma vie entière
(Mi vida entera, 1925)
Me voici encore, les lèvres mémorables,
unique et semblable à vous,
J’ai persévéré dans l’à-peu-près du bonheur
et dans l’intimité de la peine.
J’ai traversé la mer.
J’ai connu bien des pays ;
j’ai vu une femme et deux ou trois hommes.
J’ai aimé une enfant altière et blanche et
d’une hispanique quiétude.
J’ai vu d’infinies banlieues où s’accomplit
sans s’assouvir une immortalité de couchants.
J’ai goûté à de nombreux mots.
Je crois profondément que c’est tout et que
je ne verrai ni ne ferai de nouvelles choses.
Je crois que mes journées et mes nuits égalent
en pauvreté comme en richesse celle de
Dieu et celles de tous les hommes.
***
Je ne serai plus heureux (Ya no seré feliz)
Je ne serai plus heureux. C’est peut-être sans importance.
Il y a tant d’autres choses dans le monde;
un instant quelconque est plus profond
Et divers que la mer.
La vie est courte,
Et même si les heures sont longues, une obscure merveille nous guette,
La mort, cette autre mer, cette autre flèche
Qui nous délivre du soleil et de la lune et de l’amour.
Le bonheur que tu m’ as donné
Et que tu m’as retiré doit disparaître;
Ce qui était tout ne sera plus rien.
Il ne reste que le plaisir d’être triste,
Cette vaine habitude qui me fait pencher
Vers le sud, vers une certaine porte, vers un certain coin de rue.
***
L’argent est du temps à venir. Ce peut être de la musique de Brahms, des cartes, un jeu d’échecs, du café, les paroles d’Epictète qui enseigne le mépris de l’or .../... C’est du temps imprévisible, le temps de Bergson. (Le Zahir)