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Critique de Quarto


— Yahoo pour le rapport de Brodie

Je devrais pour une fois réussir à faire court, n'étant pas un bon connaisseur de Borges, appréciant sans doute davantage l'idée d'une fréquentation flatteuse de son oeuvre plutôt que les lectures des nouvelles de L'Aleph ou de Fictions, lues il y a moins de dix ans et dont je ne me souviens plus.
J'aime la promesse vertigineuse de cette littérature érudite et spirituelle comme ces fantasmes à chérir plutôt qu'à réaliser…

Sans doute est-ce pour cette raison que j'ai particulièrement apprécié ce recueil tardif de textes laconiques dictés par un Borges déjà aveugle, petit volume de courtes nouvelles (ou contes — cuentos) à la facture classique, aux intrigues limpides qui filent droit à leur conclusion, avec tout au plus une volte élégante, une lueur malicieuse.

« J'ai tenté, je ne sais avec quel bonheur, d'écrire mes contes de la façon la plus simple », dit-il dans la préface. Quelque chose comme de la vraie fausse modestie (ou fausse vraie). « Avec l'âge, j'ai appris à me résigner à être Borges. »

Ce sont principalement des histoires violentes où des personnages bas-de-plafond jouent du couteau où sont les jouets de leurs armes, soumis aux traditions davantage qu'à l'honneur. le narrateur d'un des épisodes, qui pourrait être l'auteur, est même particulièrement vil.

« Rapporter un fait c'est cesser d'en être l'acteur pour en devenir le témoin, pour être celui qui l'observe et le narre, et qui dès lors n'en est plus le protagoniste. »

La plupart des contes sont des « pièces rapportées », une confession soudaine, un manuscrit retrouvé... suscitant un jeu à trois avec le lecteur. Un jeu de miroirs, dirais-je, si dans une des nouvelles de Fictions (ça je m'en souviens) il n'expliquait pas abhorrer le sexe et les miroirs parce qu'ils multiplient les hommes !

À quelle distance se tenir du texte, du signifiant, du signifié ? C'est une question d'écart, de pas de côté, de différence entre l'auteur et celui qui écrit, de vraie-fausse (encore) connivence avec le lecteur, sollicité au premier comme au deuxième degré.
C'est une question de point de vue : « La mer nous paraît plus grande parce que nous la voyons du pont d'un bateau et non pas du haut d'un cheval ou du haut de notre propre stature. »

Quant au reste, se demande un personnage, les hommes n'ont-ils pas au cours des âges toujours répété deux histoires : « Celle d'un navire perdu qui cherche à travers les flots méditerranéens une île bien-aimée, et celle d'un dieu qui se fait trucider sur le Golgotha. »

Mon goût des liens à entretenir entre les livres a bien sûr convoqué à ce propos mes lectures récentes d'un autre argentin, Juan José Saer. Pour les textes rapportés, mais aussi et enfin, dans la nouvelle éponyme qui conclut le recueil, assez différentes des précédentes, pour les indiens Yahoos dont l'étrangeté rappelle (appelle) les anthropophages de L'Ancêtre — et sont un hommage patronymique aux Voyages de Gulliver de Swift.

Entre autres singularités, les Yahoos de Borges « sont insensibles à la douleur et au plaisir, en dehors de celui que leur procure la viande crue et avariée, et tout ce qui est fétide. Leur manque d'imagination les pousses à être cruels. »
Mais, somme toute, conclut le rapport du pasteur écossais Brodie, leur organisation sociale et symbolique représente la culture « comme nous la représentons nous-mêmes, en dépit de nos nombreux péchés. »
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