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Citations sur Grand Seigneur (67)

Dans le train vers A je me sentais flotter parmi les autres voyageurs, ils
formaient des ombres, une ronde macabre. Je me suis demandé le
pourquoi de l’agitation, des efforts, des alliances, des projets, la vie
ressemblait à un manège, nul d’entre nous n’y survivrait, à quoi bon y
monter. Je voulais plutôt en descendre, me retirer, passer mon temps près
d’une rivière à regarder l’eau couler, entendre le frémissement des
feuilles, contempler la danse des insectes dans la lumière, attendre la
nuit, accueillir le jour, économiser mes forces, suivre le cycle des saisons,
hiberner. Les animaux ne pensent pas à la mort, je voulais leur
ressembler, ne plus réfléchir, ne plus tomber, être vierge du malheur, me
retirer du monde, me coucher dans l’herbe, dans une félicité
extraordinaire parce que je biaisais le destin. Immobile, introuvable, plus
rien ne pourrait survenir et troubler ma tranquillité.
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L’écriture, au début, m’est apparue comme une pratique
masculine, un lieu de force, de tension, de combat, lieu qui me fascinait
et qui répondait à ma nature garçonne, instable, dérangeante pour
certains. J’imaginais la féminité hors de ce lieu que je comparais au
cratère d’un volcan en éruption, gagnée par la misogynie du pays dans
lequel j’avais grandi et adversaire de ma féminité, elle n’était pas source
de force, de puissance mais d’ennuis, de désagréments. Par sa faute « il
pourrait m’arriver des bricoles », j’ignorais que la féminité est composée
de virilité et la virilité de féminité, que la fragilité, la douceur, la grâce, la
délicatesse n’ont pas de genre, que l’éducation, la société ont induit en
erreur un bon nombre de filles, de garçons, les obligeant à un rôle qui ne
leur convenait pas. Je ne transgressais rien, je n’étais pas différente,
j’avais pris le droit, la liberté d’extérioriser ce qui me semblait être juste,
vrai, en accord avec moi, satisfaisant, je n’en suis pas certaine, mes
parents qui n’avaient pas de fils, qui m’élevaient en tant que tel, non par
faiblesse, mais par respect pour moi et par provocation pour les autres, en
avance sur leur temps. Leurs amis les plus conventionnels s’étonnaient de
leur laxisme, les autres louaient leur largeur d’esprit. J’étais gênée d’être
acceptée au nom de la tolérance, cette idée induisait que l’on avait fait un
effort, un travail pour accepter l’enfant, l’individu que j’étais. Toute son
existence, sans rien nommer mon père m’avait acceptée, perdre mon allié
silencieux s’ajouterait à ma dévastation.
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Il éprouvait un amour poétique pour sa nation. Dévoué, il défendait
une éthique, un idéal, il était économiste, penseur, mathématicien, joueur,
parieur, il ne faisait pas de politique, il aimait les honneurs pour la
reconnaissance de son travail, de ses heures passées à écrire des discours,
à constituer des dossiers, à monter des plans, à initier des décrets, des
réformes, à mener la seconde révolution d’un pays qu’il croyait libre et
qui ne l’était pas, à chercher, à trouver, il aimait sa terre, son continent
comme il aurait pu aimer une femme, il lui était fidèle, restait méfiant, ne
faisait confiance à personne, se savait surveillé, jugé car il avait épousé
une Française, épié, sur écoute téléphonique. Honnête et droit, aimant sa
famille qui l’attendait sans comprendre vers où il se dirigeait, il restait le
père nourricier, généreux, attentif malgré la réputation de « courant
d’air » que lui prêtait ma mère. Elle avait raison, il passait comme une
bourrasque, avec le don d’être avec nous sans nous
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Mon père est le chef de notre tribu, s’il venait à disparaître, je parie sur
un éclatement de notre cellule et pressens un désastre, une folie,
l’égarement de chacun et le repli déraisonnable dans une peine sans salut.
Mon père porte l’identité de notre famille, nous sommes à lui ou nous
transitons par lui, cherchant encore à le séduire pour qu’il nous admire.
Ma sœur et moi sommes deux petites filles attardées, hantées par nos
fantômes, craignant les sorcières et les démons, nous inventant un monde
qui n’existe pas, nous sommes sans défense, naïves, crédules, fidèles à
l’extrême en dépit des trahisons, des déceptions comme si l’amour que
nous éprouvions pour les autres suivait la trame tissée à partir de l’image
de notre père, l’Unique. Nous restons les cœurs d’un seul cœur, n’ayant
que la douceur pour arme, une légère soumission pour défaut, mon père a
ravi la force, la parole et l’autorité ; lui n’est pas à nous, ne le sera jamais,
même s’il meurt, il n’appartient à personne, n’a jamais appartenu à
personne, ni à son dieu qu’il interpelle autant qu’il le prie, ni à sa maladie
qu’il refuse de nommer, non par honte du cancer mais par mépris, me
confiant un soir, dans son appartement, que le mal dont il souffre
s’attrape en allant dîner chez « des gens ». Ces trente dernières années,
nous n’avons pas quitté sa tour d’ivoire alors qu’il ne travaillait plus,
parce que nous avions du temps à rattraper et que dans cette tour nous
nous sentions protégées, cadrées, encore éduquées, tenues non en laisse
mais par un fil d’or. Je crois marcher dans ses pas quand j’écris, voyage,
aime, quand lui n’aura pas marché dans les miens, toujours devant moi,
ouvrant les portes, les sentiers, l’avenir ou disparaissant dans les nuages à
bord d’un avion en direction d’un pays étranger. Le travail de mon père
était comparable à une clôture électrique, il ne fallait pas la franchir, le
déranger. Les grands destins se forgent dans le silence et la solitude.
Notre admiration atténuait le manque, notre frustration, nous étions fières
de l’apercevoir au journal de vingt heures, à la sortie d’un Boeing, au
Fonds monétaire international, parmi les membres de l’Opep, du groupe
des 24, en Asie, en Afrique, en Amérique. Mon père réparait ses
absences en rentrant les bras chargés de cadeaux qu’il disposait en
montagne sur la table ronde où nous prenions nos déjeuners, nos dîners,
nous habitions un pays où tout manquait, il dévalisait le Monoprix pour
nos vêtements et le Codec de l’aéroport d’Orly pour les produits
alimentaires.
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J’ai quitté Paris sans prévenir les membres de ma famille. Je ne les
abandonnais pas. Je craignais que la mort de mon père ne me précipite
dans un état que je ne connaissais pas, je voulais revoir A avant de
gagner le statut d’orpheline. J’étais dans le train quand ils l’ont emmené
en ambulance, quand il a protesté, s’est défendu, a menacé, quand ma
mère m’a demandé de lui acheter un pyjama, quand il a fallu remplir les
papiers d’admission, quand il a découvert sa chambre qui donne sur un
jardin, quand il a retiré ses vêtements avant de se coucher dans son
nouveau lit, quand le médecin a présenté les étapes du protocole, quand
chacun a décliné son identité, sa profession, quand ma mère a dit « j’ai
une autre fille, elle est écrivain ».
En lisant les messages de ma mère sur mon téléphone j’ai pensé que
les écrivains avaient un temps de retard ou un temps d’avance, qu’ils
n’étaient pas constitués pour occuper l’existence en temps réel, que ce
léger différé était une façon de déclencher la mémoire avant le souvenir,
le récit avant l’écriture.
Pendant mon voyage, je n’ai répondu à aucun des messages, je ne me
sentais ni lâche ni libre mais revenue à ma vie d’avant, je rejoignais A
constituée de mon père, non amputée, encore fille, enfant, progéniture.
L’orpheline abîmerait peut-être l’amoureuse, je ne savais rien de moi
après et je ne m’imaginais pas sans celui à qui je ressemblais à force de
l’avoir imité, envieuse de sa virilité, mimant ses gestes, portant son eau
de Cologne, écrivant sur son papier à lettres, volant ses briquets, ses
cigares qu’il ne fumait pas, rallumant ses mégots de cigarette, épluchant
les œufs durs à sa façon en les frottant entre mes mains jusqu’à ce que la
coquille craquelle, me brûlant en cuisinant comme lui l’intérieur du bras,
sautant du rocher le plus haut après l’envol de celui que l’on surnommait
au lycée de Vannes, arrivé en bateau puis en train depuis la petite Kabylie
avec, comme il aimait nous le rappeler, dans sa valise un costume, deux
chemises, une seule paire de chaussures : l’Oiseau rare. Je ne savais rien
des ravages du chagrin prochain, je ne savais rien de la mort d’un
patriarche, de cet abîme qui menaçait.
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En lisant les messages de ma mère sur mon téléphone j’ai pensé que
les écrivains avaient un temps de retard ou un temps d’avance, qu’ils
n’étaient pas constitués pour occuper l’existence en temps réel, que ce
léger différé était une façon de déclencher la mémoire avant le souvenir,
le récit avant l’écriture.
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J’ai quitté Paris sans prévenir les membres de ma famille. Je ne les
abandonnais pas. Je craignais que la mort de mon père ne me précipite
dans un état que je ne connaissais pas, je voulais revoir A avant de
gagner le statut d’orpheline.
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À chacun de mes retours A me découvre traversée de ces jours
sans elle et je la découvre traversée de ses jours sans moi. L’absence,
brève, réactive notre imagination, il ne s’agit pas de nomadisme, mais
d’une déclaration d’amour ; en sept ans, A et moi avons inventé l’éternel
vertige du premier jour.
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Le tableau est celui d’un champ de marguerites sauvages, géantes, si
serrées qu’elles repoussent la lumière du soleil. En le regardant de haut,
on pourrait le confondre avec une étendue calcinée ; au début je
n’apparais pas, seule la végétation compte, puis les couleurs se détachent
les unes des autres, les tiges sont vertes et velues, les pétales larges,
blancs, les fleurs portent des têtes, des visages, qui se tournent vers la
droite, vers la gauche, à leur pied les racines font penser à des veines,
enflées, sorties de terre, gorgées d’eau ; je suis propulsée au centre du
champ, les marguerites sont plus grandes que moi, je les écarte avec les
mains pour avancer, elles sont souples, élastiques, plient et se redressent,
j’ignore l’âge que j’ai, mais je sais que je suis petite, je marche avec
prudence, j’ai peur de m’enfoncer dans la terre, les jambes griffées par
les tiges ; au centre du champ, il y a un espace sans fleur, rond, recouvert
de mousse jaune, un monticule qui rappelle le cœur de la marguerite, je
connais ce champ, je l’ai déjà traversé mais je ne me souviens plus dans
quel pays ; assise je regarde autour de moi, les marguerites se resserrent
encore, prise à leur piège je sais que je ne parviendrai pas à m’en
extraire, je suis paisible, prête à me faire dévorer par ce que je nomme
« l’armée des fleurs ». Ce tableau n’est ni un rêve ni un songe, il vient
quand je suis éveillée et illustre peut-être la résignation.
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Je ne veux plus écrire sur mes années algériennes, les
romans qui les racontent sont des contes, des fictions, des légendes, je ne
veux plus trafiquer, poétiser mon enfance, mon père malade me ramène à
elle pour ramasser une pierre précieuse, trouver un trésor, récolter une
information qui manquait à mon histoire. La mort d’un père désordonne
le passé de son enfant, peu importe l’âge, une passation de pouvoir
s’opère, de l’un à l’autre, de lui à moi qu’il a éduquée comme un garçon ;
en agonisant mon père kidnappe « celui » que j’ai été non pour m’en
délier, mais pour m’obliger à ma féminité.
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