Citations sur Grand Seigneur (67)
La mort est censée avoir un lien avec la sagesse, le renoncement tout du moins, pour l’accepter quand elle se présente à nous, mais plus elle tourne moins j’accepte le sort de mon père et celui de notre condition humaine.
La fin de vie est une aventure à part entière, elle possède ses rites, ses habitudes, sa géographie et ses personnages, elle fige les aventures passées après les avoir remisées dans une chambre secrète dont on a égaré la clé, deux mondes se mélangent, celui des couchés, celui des debout, aucun langage n’est assez juste pour que ces deux mondes s’entendent et se répondent.
Je sais que garder une peine pour soi, ne pas l’exprimer fait courir le risque qu’elle ressurgisse quelques années après, déroutante car inattendue. La peine a une mémoire et déjà je dois me délester de ces souvenirs en livrant les images que je possède de mon père chez lui et à présent dans cette chambre 119 qui donne sur un jardin.
Je ne dors pas, je ne trouve pas le sommeil, le repousse quand il se
présente : si je reste éveillée, mon père ne mourra pas.
J’avais, enfant,
fini par m’habituer, sans l’admettre, à l’absence de mon père, m’étonnant
même de ses retours. Combien de fois ai-je pensé ne jamais le revoir et
combien de fois l’ai-je peut-être souhaité en secret, regrettant aussitôt,
pour ne plus avoir à l’attendre ? Son départ ravivait une période trouble
quand je m’interrogeais sur sa façon de nous aimer, de nous chérir puis
de nous quitter comme si cet amour le dépassait, le contrariait.
Par une division magique de ma conscience-fantasme et réalité-, je suis certaine que l'homme qui est couché dans le lit n'est pas mon père et que ce dernier viendra bientôt reprendre ses affaires égarées.
Il fallait choisir entre la parole et la douleur, nous avons sacrifié la première pour circonscrire la seconde.
J’ai ouvert mes bras, tenu contre moi mes deux parents sans pouvoir
les protéger, je tombais avec eux, perdus aux confins de Roissy, au
terminal de ceux qui fuient ou qui rentrent au pays. Le vol de mon père
s’affichait sur un écran avec ceux de Dakar, d’Abidjan, de Tunis, de
Mahé, j’avais envie de partir n’importe où puisqu’Alger m’était
défendue ; peut-être ne fallait-il jamais revenir aux sources de soi, peut-
être qu’il existe des explorations interdites, que les pierres ne se
dérangent pas, peut-être que l’existence est une histoire de course,
d’avancement, d’élan, que le passé est un ennemi et qu’il faut lui préférer
l’oubli, l’amnésie, celui qui se retourne sur son ombre devient ombre à
son tour. La lumière n’éclaire que l’avenir et peut-être qu’il vaut mieux
ne pas savoir, ne pas vérifier, ne pas retrouver, ne pas étreindre une
seconde fois au risque de se brûler.
Assise à ses côtés, mon bras autour de ses épaules, j’avais l’intuition
d’une confidence de dernière minute, la vision d’une vie après son
voyage et de celle d’un livre, la réalité et la fiction se confondant, mon
existence s’articulait ainsi. Je tournais le dos à ma mère, dressant un
rempart entre nous sans m’en apercevoir, je voulais mon père à moi
seule, espérant le faire parler et découvrir les véritables raisons de son
départ, peut-être qu’il me ferait confiance. Je me trompais, mon père
répétait ce qu’il avait déjà énoncé, il désirait ranger ses affaires, vider la
bibliothèque où se tenaient classés ses rapports de mission, il ne craignait
rien, n’avait rien à se reprocher, il refusait de laisser des traces derrière
lui, ce que j’entendais ainsi : ce voyage serait le dernier.
Le sentiment de contamination revient hors de la chambre 119,
prostrée devant le distributeur de café, d’eau, de barres chocolatées,
chaque denrée, chaque liquide me semble porter le sceau de la mort ;
ingérer une substance reviendrait à engloutir le mal. Ma croyance en un
monde parallèle qui me tend des pièges est devenue ma vérité.