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Critique de Chri


Chri
17 novembre 2017
« C'est à l'étrange adhésion, à la fois totale et distante, éclairée et aveugle, de la "docte ignorance" qui est inhérente au sens du jeu que l'on a coutume de reconnaître les " véritables vocations " ».
On envie ceux qui se trouvent dans cette situation, qui trouvent presque leur raison d'être, le bonheur en somme, éprouvé dans une parfaite coïncidence entre leurs dispositions et leur position sociale. Mais dans un autre contexte, cette étrange coïncidence peut également être ce que la Boétie appelait " la servitude volontaire ", la situation des dominés, l'amour de la nécessité. On parlera alors de conditionnement, mais quelles sont ces conditions refoulées jusque dans le monde des philosophes ?
Pierre Bourdieu s'engage donc en sociologue dans le champ philosophique : sacrilège !
Ce monde des philosophes, ou plus généralement des savants dont l'auteur fait évidemment partie, est caractérisé par une immersion prolongée dans l'institution scolaire, à distance du reste du monde, situation en forte corrélation avec la condition sociale des candidats.
« L'adhésion enchantée au point de vue scolastique s'enracine dans le sentiment, propre aux élites scolaires, de l'élection naturelle par le don : un des effets les moins aperçus des procédures scolaires de formation et de sélection fonctionnant comme rites d'institution est d'instaurer une frontière magique entre les élus et les exclus tout en aménageant le refoulement des différences de condition, qui sont la condition de la différence qu'elles produisent et consacrent. »
Inspiré peut-être par Kant, l'auteur ne peut procéder autrement que par la critique : une réflexion épistémologique sur les sciences sociales (sorte d'auto-critique en attendant que les philosophes s'intéressent sérieusement à la question), la critique de la raison scolastique, la critique de la critique.
"La Critique de la faculté de juger" (Kant) livre un autre aveu, plus direct : l'architectonique rigoureuse de la théorie du jugement esthétique, seule aperçue par le commentaire spontanément complice des "lectores", cache un discours souterrain, celui de l'inconscient scolastique, où se déclare l'horreur du "goût barbare", "goût de la langue, du palais et du gosier", qui est l'antithèse purement sensible du goût "pur", doté de tous les attributs de l'universalité. »
Je suis gré à Pierre Bourdieu d'exprimer aussi clairement le malaise diffus que je ressens encore aujourd'hui en me rappelant ma lecture de Kant. Alors en poursuivant avec Heidegger (le commun, le trivial, le collectif), Levy-Bruhl (la mentalité primitive), la coupe est presque pleine, il ne manquerait plus que « le darwinisme social » de Herbert Spencer. Ce livre ne dépeint pas des tempéraments singuliers de savants mais la manifestation de l'illusion scolastique dans une généalogie du racisme. On ne pourra plus ensuite qualifier les discours racistes d'épiphénomènes sans rapport avec le coeur de la pensée de leurs auteurs. Et si on note que ces discours étaient fréquents à une certaine époque, c'est peut-être qu'ils sont plus enterrés aujourd'hui. Il faut donc s'intéresser aux conditions qui les rendent toujours possibles. (Qu'elles soient comme l'auteur le pense ou qu'elles soient autres).
L'auteur ne cède pas au désenchantement à la manière de Kant, avec l'enfermement dans le canon des lois morales, ou avec L Ecclésiaste, dans sa chanson « vanité, vanité, tout n'est que vanité », qui n'a pour objectif que de maintenir l'existence entre la crainte et l'espoir. Il ne cache pas son attirance pour les philosophes « hérétiques » comme Spinoza (« son programme magnifiquement sacrilège ») ou Wittgenstein (« sa philosophie du langage ordinaire »), mais il choisit Pascal (« Les Pensées ») pour l'accompagner dans ses méditations, malgré la tentative vaine et déconcertante de ce dernier pour prouver l'existence de Dieu.
Nous ne sommes pas à un paradoxe près dans ce livre passionnant qui revient toujours aux questions pratiques, une éthique comme synthèse de son oeuvre, une philosophie mature et ouverte, illustrée dans le vif d'oeuvres littéraires (avec Rabelais, Baudelaire, Kafka), un coup de coeur, malgré une lecture assez difficile à cause de longues phrases dont les articulations ne sont pas repérables au premier coup d'oeil.
Son programme : « lutter à la fois contre l'hypocrisie mystificatrice de l'universalisme abstrait et pour l'accès universel aux conditions d'accès universel ». Une hypocrisie ou une ambiguïté de la raison, qui n'est pas sans conséquences : « L'avènement de la raison est inséparable de l'autonomisation progressive de microcosmes sociaux fondés sur le privilège, où se sont peu à peu inventés des modes de pensée et d'action théoriquement universels mais pratiquement monopolisés par quelques-uns.....On comprend mieux, en tout cas, la mystique réactionnaire de la nation, dans ce qu'elle a de plus antipathique pour la conviction universaliste, et le pathos irrationaliste qui va souvent de pair, si l'on sait y voir une riposte distordue à l'agression ambiguë que représente l'impérialisme de l'universel (riposte dont l'homologue pourrait être aujourd'hui certain intégrisme islamiste) »
A l'opposé de la coïncidence entre les dispositions et les positions sociales, l'auteur souligne le désajustement entre les espérances subjectives et les chances objectives, conséquence d'un chômage structurel, mais aussi marge de liberté et donc espace d'expression politique, jusqu'à une certaine limite.
Pierre Bourdieu a longuement observé cette situation hors-jeu, « La Misère du Monde », celle des « sous-prolétaires » et autres catégories exclues, et les faits sont têtus : « on peut vérifier statistiquement que l'investissement dans l'à-venir du jeu suppose un minimum de chances au jeu, donc de pouvoir sur le jeu, sur le présent du jeu ». En clair : « En-deçà d'un certain niveau de sécurité économique, assuré par la stabilité de l'emploi et la possession d'un minimum de revenus réguliers, propres à assurer un minimum de prise sur le présent, les agents économiques ne peuvent concevoir ni accomplir la plupart des conduites qui supposent un effort pour prendre prise sur l'avenir, comme la gestion raisonnée des ressources dans le temps, l'épargne, le recours mesuré au crédit ou le contrôle de la fécondité ».
« Les Pensées » de Pascal ont accompagné toutes ses méditations notamment pour exposer son concept d' « habitus » : les dispositions incorporées (on pourrait dire aussi un mécanisme de la mémoire). Tout avait démarré par cette citation : « L'homme est automate autant qu'esprit…. ». Mais au bout du compte c'est peut-être la philosophie de sagesse de Pascal qui impressionne Pierre Bourdieu : « la seule véritable croyance, celle qui s'engendre dans l'ordre de la charité », comme il fut peut-être impressionné par l'action sociale et politique de Coluche, une action concrète qui n'était pas un sketch ni une « pastorale humaniste ».
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