Citations sur L'échappée belle (15)
On se débarrasse à bon compte des voyageurs et du voyage en alléguant que presque tous les départs sont des fuites. Peut-être. C’est oublier qu’il y a des choses devant lesquelles on ne peut que fuir : des lieux, des familiers, des "raisons" qui nous chantent une chanson si médiocre qu’il ne reste qu’à prendre ses jambes à son cou. On part pour s’éloigner d’une enfance étouffante, pour ne pas occuper la niche que les autres déjà vous assignent, pour ne pas s’appeler Médor.
On voyage pour faire apparaître le monde et connaître avec lui, comme avec une femme, de trop brefs instants d'unité indicible et de totale réconciliation. Ces "illuminations" ne sont d'ailleurs pas le monopole de l'état nomade et peuvent aussi bien tomber comme foudre d'un ciel bleu sur l'ermitage d'un bonze ou la cellule d'un moine franciscain. Il y a des voyants qui n'ont pas besoin de parcourir le monde pour en percevoir la structure, la palette, les harmoniques, son héraldique secrète.
La calamiteuse météorologie de ma ville natale, Genève, nous garantit de nombreux jours de pluie. Sombres dimanches où je dévorais, entre six et sept ans, tout Jules Verne, Curwood, Stevenson, London, Fenimore Cooper, à plat ventre sur le tapis de la bibliothèque. A huit ans, je traçais avec l'ongle de mon pouce le cours du Yukon dans le beurre de ma tartine. Déjà l'attente du monde : grandir puis déguerpir.
Quand l'écriture s'approche de ce qu'elle devrait être, elle ressemble intimement au voyage parce qu'elle est comme lui une disparition. Loin de prétendre comme on le croit à une affirmation de la personne, c'est sa dilution qu'elle propose au profit d'une réalité qu'on veut rejoindre. Cette légèreté est le plus grand cadeau que la vie puisse nous faire, mais encore faut-il l'accepter.
"Raisonnable ? c'est encore à voir ! Sous l'ordre, le verni du "comme-il-faut" (all. "Wie es sich gebührt") helvétique, je sens passer de grandes nappes d'irrationnel, une fermentation sourde, si présente dans les premiers "polars" de Dürrenmatt, dans Mars de Fritz Zorn, une violence latente qui rend pour moi ce pays bizarre et attachant. La Suisse est plus bergmanienne que bergsonienne et souvent plus proche de Prague que de Paris. Je ne serais pas surpris d'apprendre que La Salamandre d'Alain Tanner est un film polonais ou que l'Office des Morts de Maurice Chappaz aurait été, en fait, écrit en Bohème.
Il existe d'ailleurs dans ma vieille édition de l'Encyclopaedia Britannica une définition de la Suisse qui me paraît aussi surprenante que pertinente : "petit pays d'Europe centrale situé à l'ouest de l'Europe"."
Ella Maillart écrit qu'autrefois elle voyageait pour se réjouir des différences et aujourd'hui pour se réjouir des ressemblances. Et cite le bouddhiste du IXe siècle Hiuan Tsang : "Si nous abordons les choses par leurs différences, même le foie et la rate sont aussi éloignés que les villes de Ch'u et de Yueh. Si nous les abordons par leurs ressemblances, le monde est UN.
Si l'écriture a pouvoir de consolation, parfois de transmutation quasi alchimique, je ne lui reconnais pas le pouvoir de créer ou de détruire ex nihilo. L'écrivain ne fabrique ni les mots ni les choses, il les marie, et lorsque le mariage est réussi, le lecteur qui a aussi tout ou presque tout vécu mais n'a pas fait ce travail de greffier, claque dans ses doigts et se dit "c'est ça ! c'est exactement ça ! mon Dieu, j'aurais pu y penser".
Dans l'Inde du Sud, je suis tombé par hasard sur le petit cimetière militaire où reposent les Suisses du régiment de Meuron tombés au siège de Séringatapam. On m'en a signalé un autre dans la boucle de la rivière Delaware. On en trouverait sans doute bien d'autres entre Toronto et Java. C'est le goût de l'ailleurs et de l'aventure, mais aussi et surtout la disette et la nécessité qui ont conduit tant de nos compatriotes à leurs tombes lointaines.
Les seules campagnes napoléoniennes coûteront à la Suisse soixante mille morts et lui vaudront le magnifique chant de la Bérézina : "Under Leben gleicht der Reise eines Wanderers in der Nacht...". Louis Ferdinand Céline en fera l'épigraphe du plus beau roman français de ce siècle "Le voyage au bout de la nuit. Trois siècles de mercenariat se solderont par un million et demi de pertes.
(Chanson des gardes suisses épigramme du Voyage au bout de la nuit
Notre vie est un voyage
Dans l'hiver et dans la nuit,
Nous cherchons notre passage
Dans le ciel où rien ne luit.)
On peut inscrire l'universel dans une géographie limitée : après tout Ismaël Kadaré n'a jamais parlé que de sa minuscule Albanie où il refait la tragédie grecque à sa manière ; Selma Lagerlöf n'est pas sortie de sa Suède natale ; on avait peine à éloigner Maupassant de la Normandie ou des bordels parisiens.