J'ai découvert ce livre grâce à Masse Critique. Cette dystopie nous emmène dans un futur qui cumule un grand nombre de traits des temps actuels, poussées à leur paroxysme. On ne découvre que petit à petit, et parfois même tardivement, le mode de fonctionnement et de gouvernance de ce monde séparé en deux grands clans contraires.
D'une part, les Roues, qui vivent dans leur voiture et doivent rouler sans arrêt pour gagner des points, afin de pouvoir se payer les besoins les plus élémentaires de l'existence (aller aux toilettes, se laver, manger…) et aussi s'offrir des distractions savamment orchestrées pour maintenir l'état de soumission mentale de ces individus qui croient avoir fait un libre choix. Une devise guide leur existence : « Avancer toujours ». le mouvement perpétuel est érigé en finalité de la vie et en moyen de progresser. Conduire est considéré comme une éthique et un art de vivre, qui se transmet de génération en génération, avec fierté.
D'autre part les Pieds, qui vivent à l'écart des routes, dans des villages en ruines, communautés sédentaires pratiquant un syncrétisme religieux mêlant christianisme et chamanisme, et pour qui le temps est aboli. Ils vivent en autarcie, selon un modèle décroissant, par la force des choses : les temps sont difficiles et les ressources maigres. Les familles sont à géométrie variable, femmes et enfants appartenant plus ou moins à tout le monde. Leur vie ordinairement calme, lente et silencieuse est ponctuée de rites initiatiques d'une grande violence qui génèrent dans les populations des transes cathartiques.
Ainsi,
Emmanuel Brault ne dresse pas un portrait manichéen entre ces deux cultures qui sont aux antipodes l'une de l'autre. Quelques magouilleurs opportunistes opèrent une jonction clandestine entre ces deux mondes, à base de marché noir et trafics en tous genres censés améliorer le quotidien des uns et des autres. Rien de neuf sous le soleil…
Les réseaux sociaux (« le flux ») ont pris la place des institutions régaliennes. La gouvernance appartient à un ordre militaire, mais le vrai pouvoir est en fait détenu par les « lucioles », mutants vissés à leurs écrans, qui seuls sont capables d'analyser le flux (big data…) afin d'en tirer des probabilités, des statistiques, et donc orienter les décisions.
Un enchaînement d'événements va déclencher une guerre entre les deux mondes. Les combattants Roues (volontaires) s'enivrent de violence, se sentent devenir des hommes-machines, ne voyant plus de frontières entre les fluides qui circulent dans les moteurs de leurs voitures, et ceux qui circulent dans leurs propres corps. On ne peut s'empêcher de penser par moments au génial
Crash ! de
J.G. Ballard, surtout dans une scène d'accouplement démentielle entre le narrateur et une des guerrières enragées, où l'habitacle qui héberge leurs ébats est un tiers contribuant au délire des sens.
Comment ne pas voir les maux qui touchent déjà notre époque ? Cette démocratie qui « change de visage en temps réel » sous l'impact des flux dans les sociaux réseaux, ces citoyens prêts à sacrifier leur liberté pour garantir leur sécurité, ces « port-vie » qui maintiennent le lien entre chaque individu (tracé en permanence) et la grande matrice collective, ça a des airs de déjà vu, déjà vécu… Mais qui sont les gagnants de tout cela ?... Dans le livre, cela n'apparaît pas, il ne semble y avoir que des perdants. A la fin, peut-être un espoir ?...
Le point fort de ce livre, est qu'il ne nous sert jamais la soupe à laquelle on s'attend.