Ce tome fait suite à Anarchie (épisodes 21 à 24). Il contient les épisodes 25 à 30, parus en 2002/2003, qui forment une histoire complète faiblement rattachée à la continuité de la série.
L'histoire débute avec un présentateur des infos indiquant que la scène suivante implique le superhéros
Red Hawk dans une action choquante. Les éléments de nudité ont été pixellisés, mais il n'y a pas de doute que le spectateur assiste à un acte de paraphilie de type ondinisme sur une jeune adolescente. Peu de temps après la diffusion de cette vidéo
Red Hawk est assassiné dans de mystérieuses circonstances (la caméra de surveillance n'a pas capté l'image de son assassin). Dans la vie civile,
Red Hawk s'appelait Clinton Broderick et exerçait les fonctions de sénateur. Christian Walker et Deena Pilgrim sont chargés de l'enquête. Première étape : se rendre à New York pour essayer de décrocher un entretien avec Ultrabright, une superhéroïne gérant le monument dédié à l'équipe de superhéros Unity qui était de composée d'elle-même,
Red Hawk, Supershock, Dragonfist, Nucleus et Wing (l'assistant adolescent de
Red Hawk). À qui profite le crime ?
La scène choc d'introduction avertit le lecteur que
Brian Michael Bendis (le scénariste, en abrégé BMB) s'autorise toutes les audaces, toutes les transgressions (sexualité déviante). Dès la scène suivante, le récit montre que BMB n'a aucun intention de se reposer sur une enfilade de scène chocs, il s'agissait simplement d'une accroche (un peu racoleuse) qui introduit une autre enquête bien ficelée, comprenant un meurtre mystérieux, une équipe de superhéros dont les membres ne s'entendent plus, une affaire de gros sous liés à l'exploitation des produits dérivés de cette équipe (affaire bien juteuse), etc. Pour un peu le lecteur pourrait croire que BMB ressasse déjà les thèmes abordés dans les 5 tomes précédents, avec plusieurs scènes d'interrogatoires (dispositif narratif récurrent de la série Powers). Mais chaque interrogatoire de suspects, chaque entretien avec une personne ayant connu la victime amène un autre élément. Dans un premier temps tous ces éléments ont déjà été exploités dans la série, et l'enquête continue de se dérouler ainsi jusqu'à ce qu'elle débouche sur bien autre chose. BMB revisite habilement plusieurs composantes classiques des superhéros et des enquêtes policières, dans autant de scènes qui pourraient déboucher sur une bonne histoire, pour toujours pousser le bouchon un peu plus loin. Sur ce plan, la dimension policière du récit est magistrale : le lecteur est à la fois en terrain connu et bien balisé, dans une variation personnalisée de codes narratifs bien établis, et à la fois il se trouve déstabilisé par ces différentes pistes qui ne semble pas conclusives. La dimension superhéros intègre habilement les stéréotypes Marvel et DC (une équipe qui pourrait aussi bien être les Avengers que la JLA, des membres dotés de vrais superpouvoirs -Superman/Thor- côtoyant des individus normaux disposant d'un gadget offensif -Batman/Hawkeye) avec une personnalité assez développée et une situation plus complexe, pour aboutir à un résultat très personnel, et très captivant.
BMB reprend aussi son dispositif narratif de raconter l'histoire en s'aidant de journaux télévisés (peu nombreux, mais reflétant bien l'hypocrisie des télés montrant des images qu'elles condamnent, mais qu'elles montrent quand même parce qu'elles assurent une forte audience), et de pages internet. A priori un page web en bande dessinée, c'est une gageure, et ce n'est pas très interactif.
Michael Avon Oeming (en abrégé MAO) relève ce défi de manière magistrale. Pour cette demi-douzaine de pleines pages réparties dans l'histoire, il a conçu une mise en page digne d'un site internet, avec une structure fixe et des éléments changeant en fonction des dates. Ce dispositif maîtrisé permet à BMB de développer le parallèle établi dans le tome précédant entre les superhéros et les rock stars et autres people.
Dès la scène d'ouverture, le lecteur constate que MAO est également en pleine forme. Pas facile de trouver une solution graphique pour représenter un acte aussi vil, sans tomber ni dans le voyeurisme, ni dans le banal par une représentation trop prosaïque ne générant aucune émotion. La solution de la vidéo pixellisée évite ces 2 écueils et oblige le lecteur à prêter attention à ce qui se passe, sans aucun sensationnalisme. Derrière l'aspect presqu'infantile des dessins, MAO a acquis des compétences d'excellent metteur en scène, tout en restant discret. À plusieurs reprises il propose des points de vue pleinement immersifs, sans pour autant tomber dans le démonstratif. le meurtre de
Red Hawk est raconté en point de vue subjectif (celui du meurtrier). Cette prise de vue combinée au style simplifié confère une intensité exemplaire à ce moment dramatique.
Tout au long des épisodes, MAO se met au service du récit tout en le rendant le plus intéressant possible sur le plan visuel. La découverte du hall d'accueil du musée consacré à Unity s'intègre dans un long dialogue bien chargé en phylactères qui captent la majeure partie de l'attention du lecteur. Pourtant un regard plus attentif à l'image montre un hall monumental mettant parfaitement en valeur les quelques statues gigantesques à la gloire des membres d'Unity. En début de chapitre 2, le premier interrogatoire dans une salle close en sous-sol offre un spectacle chorégraphié pour suivre les fluctuations d'états d'esprit du suspect et du policier (cerise sur le gâteau, MAO se limite au strict minimum pour les dessins photocopiés d'une case à l'autre). La double page consacrée à la file d'attente des fans de Dragonfist attendant un autographe donne la sensation au lecteur d'être dans cette grande salle aménagée à la va-vite, sans beaucoup de visiteurs, avec la joie de certains de rencontrer leur idole, et le désespoir existentiel d'autres se rendant compte de l'inanité de leur passion. Au fil des recherches, Kutter (un collège de Walker et Pilgrim) se retrouve à interroger un vendeur ambulant de hotdogs tout en s'en faisant servir un. Il finit par contempler ce qui lui a été servi et le lecteur ne peut que frémir à l'idée qu'il va le manger devant ce produit industriel ne respectant pas toutes les règles basiques d'hygiène. Au fil des épisodes, MAO illustrent également plusieurs scènes muettes d'une clarté narrative exemplaire et transmettant une grande force émotionnelle. Il est également évident qu'il maîtrise de mieux en mieux le personnage de Deena Pilgrim qui acquiert une incroyable présence visuelle, une incroyable personnalité nuancée.
Avec cette histoire, Bendis et Oeming dépassent l'exercice de style consistant à écrire une BD policière mâtinée de superhéros (à moins que ce ne soit l'inverse) pour offrir une histoire se jouant des codes de l'un et l'autre genres, une narration très dense qui en dit plus que les simples mots ou les simples images, une lecture magnifique, avec des personnages inoubliables, des situations pleine de suspense, une vision noire sans être désespérée de la condition humaine. La série se poursuit dans Eternels (épisodes 31 à 37).