Sous les radars

Isabelle : Et quand Marina dit que tu glisses doucement vers le survivalisme, elle a pas un peu raison ? T’as pas comme une envie « cachée » - c’est le cas de le dire - de nous enterrer façon bunker ?

Sébastien (il s’adresse au public en s’avançant vers lui, Isabelle se fige) : Oui ! La réponse est oui. Mais je peux pas lui répondre ça. Si je m’écoutais - ou plutôt si j’écoutais mes conseillers, assis, là, à l’intérieur (il désigne sa tête), sur leurs strapontins
- effectivement, je nous couperais volontiers tous les 3 du monde extérieur. Ne resterait alors que notre trio, notre petit monde intérieur. Ce petit monde qu’on a créé, Marina, Isabelle et moi. Il me convient celui-là. Je l’aime bien, cette bulle dans laquelle je ne porte aucun masque. Mais je l’entamerai jamais cette manœuvre de repli dans notre intériorité, j’en suis incapable, évidemment. Ce serait égoïste. Egoïste, parce que c’est de moi que vient le problème. La névrose, elle est née dans ma tête et elle n’a pas atteint mes deux amours. Et même si j’ai peur à chaque fois qu’elles mettent un orteil dehors, je peux pas mettre ma fille et ma compagne sous cloche. Tant pis. Je sais pourtant ce qui va se passer. Marina, par exemple. Elle va tomber amoureuse de jeunes hommes tellement ... ineptes. Ce modèle d’humains d’entrée de gamme au rayon de l’intellectualité. Des idiots à la vue basse équipés de série de la bêtise infinie, des archimèdes de supermarché indéfectiblement inaptes à faire déborder de bonheur le cœur de ma toute-toute petite fille, si fragile. Quant à Isabelle, Isabelle ... je ne sais pas exactement où se situent mes craintes la concernant .. (brève réflexion) Ah si ! Je crains qu’elle puisse être heureuse en mon absence. Il y a des gens, là, dehors, qui procurent à mon Isa souvent, trop souvent, quelques petites secondes de bonheur. Je le sais. Je sais aussi que je ne suis pas responsable de son bien-être à 100% ... D’ailleurs, à combien de pourcents le suis-je ?

Marina (elle désigne les lieux du regard, moqueuse) : Ben, tant mieux hein ... D’ailleurs, je vous annonce que quand vous sortirez d’ici, tous les deux, là ... vous serez fanés ... tout déprimés à cause du manque de lumière.

Sébastien (embêté, il n’y avait pas pensé) : Ouais. C’est pas faux, tiens, ça ... Isabelle : Et pourquoi tu serais pas impactée, toi aussi, Marina ?
Marina (condescendante) : Parce que je vais pas vous suivre dans votre délire. Isabelle : Alors, déjà, c’est le délire de ton père ...
Sébastien : Et comme tu es encore mineure pour quelques jours, tu vas obéir à papa et maman.

Marina : Hors de question. J’exprime mon droit de véto.

Sébastien : Non, ma chérie. Tu exprimeras ton droit de veto quand tu seras vétérinaire.
Marina : Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse dans un garage pendant 1 semaine ?

Sébastien : Vivre dans le monde réel, Marina. Lire, converser avec nous ... Te réchauffer l’esprit à la chaleur du foyer familial ...

Marina : De toute façon, rien n’est instagramable ici …

Isabelle (elle prend une boîte à souvenirs) : Attends, t‘inquiète. On va commencer par MES trucs. On va faire ça bien. (elle se rassoit, ouvre la boîte). Alors, c’est quoi ça ? Ah bah oui, ma collection de photos de larmes !
Sébastien : De larmes ?!

Isabelle : Oui, c’était une période où je testais plein de trucs. On m’avait dit que le contenu des larmes diffère selon qu’elles sont consécutives à une émotion positive, négative ou neutre ; neutre c’est quand t’épluches des oignons par exemple. Alors, j’ai fait une sorte d’étude comparative. Je me suis acheté un microscope avec un système qui permet de prendre la photo de ce que tu observes. Et voilà (elle montre les photos) ... les résultats de mon étude !

Sébastien tient une photo dans chaque main et compare

Isabelle (didactique) : Tu vois, celle-là (elle vérifie au dos de la photo), oui c’est ça : c’est en regardant « Coup de foudre à Notting Hill ». A la fin, la scène de la conférence de presse, quand le journaliste dit à Julia Roberts « Anna, combien de temps comptez- vous rester en Grande-Bretagne ? ». Elle regarde Hugh Grant - qui est parmi les journalistes. Y a 2-3 secondes suspendues comme ça, et puis avec ses yeux tous lumineux, sa jolie veine sur le front et son grand sourire avec toutes ses dents là ... dans un souffle, elle dit : « toute la vie ». PAF, les larmes ...

Sébastien : Et donc, précisément, ce jour-là comment t’as fait ? T’as couru à ton microscope et t’as pleuré dessus ?

Isabelle : C’est le personnage du réalisateur - du stratège même - dans le Truman Show. Tu me fais penser à lui ces jours-ci. Ta fille et moi, c’est comme si on était des marionnettes au service d’une émission télé improbable, dont tu aurais les commandes.

Sébastien (se lève et part à la recherche du vieux caméscope) : C’est vrai qu’on devrait peut-être se filmer sur les 7 prochains jours. Pour la postérité. Pour l’expérience.

Isabelle : Tu vas te filmer toi, tout seul, avec toi-même : ta fille n’est toujours pas là, moi ... heuh ... je me demande si je suis vraiment là et si oui, est-ce que je ne ferai pas mieux de m’enfuir ? Et puis, dis-donc... (elle désigne le centre scène) même ta chère voiture est absente. Elle est où d’ailleurs ?

Sébastien : J’ai tout prévu ! J’ai passé la journée d’hier à la préparer comme si tout était vrai. Je l’ai mise devant le garage, ici (la porte du garage) j’ai laissé grand ouvert, j’ai mis de la musique et – joyeusement – toute la journée j’ai chargé : les valises, les sacs, la glacière, les chapeaux de paille, les jeux de société, tout. Ça a forcément marché : pour tout le quartier, c’est évident qu’à l’heure qu’il est, on est au soleil.

Isabelle (dépitée) : Cette énergie que tu mets dans ce projet... Je ne vois toujours pas ce qu’il y a de gênant dans le fait de ne pas partir en vacances.

Marina : Ben, tu sais, elle est bizarre cette sensation d’être en liberté et de savoir ses parents enfermés. Je l’ai pas pu venir mais y a un gros sentiment de culpabilité. Ce qui est complètement absurde ...

Isabelle : Mais toujours moins absurde que le projet global en lui-même.
Marina : Vous devriez en profiter pour tenir un journal de bord !
Sébastien : Non, se filmer, j’ai dit !

Isabelle : Non, Seb. Pas d’images. Sujet clos. En plus, si on se filmait, on aurait le loisir d’observer comment on a dépéri jour après jour. Aucun intérêt. En revanche, grande idée : je me casse d’ici, je vais juste là, à la surface, voir des gens, me shooter à la vitamine D, me remplir la tête de dopamine et je repasse régulièrement ici voir mon naufragé volontaire. Et là j’te filme ! Et là tu auras le loisir d’observer ta lente dégradation !
Marina (reprend son propos) : Ou alors, vous écrivez. Pour vous, déjà, et puis après on sait pas c’que ça peut devenir ... Regardez le journal d’Anne Frank. Finalement elle a eu beaucoup de succès la p’tite. Ça a dû lui faire super plaisir après coup !

Isabelle (un peu effarée mais surtout moqueuse) : Après coup... ?