Maman travaillait à domicile, « dans l’édition ». C’est du moins la formule qu’elle employait quand on lui demandait ce qu’elle faisait. Elle avait commencé à l’époque de Saint-Germain-des-Prés, en traduisant des romans policiers américains pour un petit éditeur. En 57, elle avait pressé celui-ci d’acheter les droits d’un livre intitulé “ From Russia, with love „. Roman d’espionnage écrit par un certain Ian Fleming, et dont le héros s’appelait James Bond.
— Je suis certaine que d’ici quelques temps ça va faire un malheur ! avait-elle lancé.
Son patron avait feuilleté le bouquin avant de laisser tomber d’un ton définitif : « C’est de la soupe, ma petite, ça n’a aucun avenir. Dans trois mois plus personne ne parlera de ce James Bond. Oubliez ça. »
(...) Puis elle sortait dans le couloir pour quitter l’immeuble par l’escalier de service. Au passage, elle se débarbouillait à l’une des fontaines du palier, toujours la même, car les locataires du sixième avaient une notion très stricte du partage des lieux, et il n’était pas question que ceux du couloir A se permettent d’aller faire caca dans les cabinets du couloir B sous peine d’un terrible incident de frontière.
Dans les cafés on commandait des demis panachés, des diabolos menthe (mais déjà plus de grenadine). C'était le temps de la brillantine, des coiffures masculines à "crans", des chemises amidonnées, des vitriers, des hommes-sandwichs, des Vespas, des cataplasmes, des gaufrettes "amusantes" et des indicatifs téléphoniques célèbres : ODEon, BALzac, MEDicis.
Bob Morane, l'aventurier polyvalent, envahissait les rayons de la littérature enfantine, tordant le cou aux jeunes scouts imberbes de la collection Signe de piste. "Femme d'aujourd'hui" publiait les merveilleuses aventures de Moustache et Trottinette dessinées par l'admirable Calvo trop tôt disparu. On pouvait lire "Le petit écho de la mode" et en détacher le supplément "patron" pour se couper une robe. Des millions de lectrices pleuraient en dévorant "Torrent" de Marie-Anne Desmarest.