Citations sur Les secrets de ma mère (69)
Tout ce que je savais de ma mère, je l’avais appris de mon père : elle s’appelait Elise Morceau, elle m’avait eue très jeune, quand ils vivaient à New York. Et elle était partie, trente-quatre ans plus tôt, avant mes un an. Nous n’avions aucune photo de famille, tous ensemble ; mon père n’en avait pas. Aucune trace d’elle sur papier,ni parmi la collection d’objets qui lui avaient jadis appartenu et qu’elle avait laissés
derrière elle.
Depuis ma plus tendre enfance, j’avais beau imaginer chaque récit possible, ma mère demeurait pourtant une histoire sans réponse. D’après mon père, elle était partie avant mes un an mais j’éprouvais plus intensément son absence à mon entrée à l’école primaire. Quand toutes les mamans attendaient à la grille, bavardaient les bras croisés et se balançaient de droite à gauche tandis que leurs enfants tiraient l’ourlet de leurs doudounes.
« S’il y a bien une catégorie de gens que je regarderais se faire massacrer avec joie,c’est ceux qui laissent leurs chiens chier n’importe où sans jamais ramasser derrière eux. »
C’était de la séduction, Elise le savait – une séduction étrange, fébrile et post-gueule de bois. Quelle direction prendre ensuite, que faire ? S’était-il passé quelque chose la nuit précédente ? Ça n’en donnait pas l’impression. « Tu as envie de prendre un bain ? demanda Connie, comme si elle avait deviné.
— J’aimerais bien, oui, dit-elle avec un tel empressement qu’elles s’esclaffèrent à nouveau. Je me sens tellement affreuse. Je suis vraiment désolée.
— Oh mon Dieu. Tu es magnifique.
— Tu mens. Ma peau !
— Tu es belle. Ne t’inquiète pas. Je vais t’en faire couler un. »
Elle était en quête d’elle-même, bien qu’elle ait fourni la carte du territoire. Elle errait parmi la forêt en papier de ses propres membres, attendant l’instant où elle découvrirait l’artiste qui l’avait véritablement capturée. Mais personne n’y était encore parvenu ; le trésor demeurait enfoui.
Un maquillage très léger, une petite bille d’argent au lobe de chaque oreille. Une montre délicate sur un poignet magnifique. Elise resserra les doigts autour d’un barreau de la grille et prit la parole, s’estimant en sécurité dans un lieu public. Cette femme ne pourrait pas l’agresser, ni l’empaler à la pointe d’un barreau. Et le cours de dessin sur modèle vivant avait été annulé, aussi n’avait-elle rien d’autre à faire.
À dix ans, écoutant en cachette une conversation d’adultes dans la cuisine, elle avait entendu une amie de sa mère lancer, Elle va en briser des cœurs, celle-ci ! et elle n’avait jamais oublié ces propos. Tout au long de votre enfance, les gens vous disent qui vous êtes, comment vous serez, et cela reste ancré en vous. Elise avait une beauté naturelle ; on le lui avait toujours dit. Elle n’en parlait pas,elle n’y était pour rien, mais elle avait pourtant reçu des propositions de mannequinat ou ce genre de choses ; se faire aborder dans la rue à treize ou quatorze ans… Elle n’avait jamais accepté, n’avait jamais rappelé. Mais c’était ainsi.
« Toutes les femmes ont droit au privilège de l’échec, mais peu en jouissant vraiment, écrivait Constance. C’est un privilège de commettre des erreurs monumentales et d’obtenir une seconde chance comme si rien ne s’était passé. Les hommes le font sans arrêt, puis on les châtie en tant qu’individus.. On pense aussitôt aux politiciens. Aux hommes d’affaires. Aux assassins. Ces démons blancs qui détruisent notre monde. Les femmes sont des démons aussi, bien sûr. Mais quand une femme foire quelque chose, c’est souvent au nom de toutes les autres femmes, comme si nous évoluions au sein d’une même sphère. Et pourtant, nous devrions avoir le droit de foirer ! L’inhibition dans la vie d’une femme est pire qu’une invasion de sauterelles ! ».
Elise examina ses vêtements : chemise d’homme, long imperméable ouvert dévoilant un jean simple et moulant, une paire de richelieu aux pieds. Un maquillage très léger, une petite bille d’argent au lobe de chaque oreille.
En fin de compte, le type n’était jamais arrivé et alors qu’elle s’éloignait d’une clairière dans les derniers rayons rasants du soleil, Elise aperçut une femme devant un bosquet d’arbres, leur feuillage couleur cannelle dans le ciel turquoise.