Nouvelles inquiètes

... mais il s'agit de politique, et la politique transforme les petits agneaux en tigres.

[...] après être arrivé à la forteresse, le vieux général s’était longtemps demandé s’il avait fait quelque chose de mal ou pas. Et à force de réfléchir, il en était venu à soupçonner que, dans un même temps et dans un même lieu, on pouvait avoir plusieurs patries : une patrie, par exemple, qui correspondait au drapeau, au serment, aux injonctions de ce qui est à faire et à ne pas faire, définie par les tables rigides des normes, facile à comprendre et en même temps irrationnelle, sphinx, déité, mystère ; il y en avait peut-être une deuxième, plus grande encore, sans étendard ni revendication, non pas écrite sur le papier mais constituée d’hommes les uns à côté des autres, multitude immense qui se perdait à l’horizon, et à l’intérieur de chacun de ces hommes, une sorte de flamme, de scrupule, de fidélité, un amour ainsi fait que, parmi les triomphes ou au milieu des larmes, il les faisait avancer toujours dans la même direction ; et il y avait d’autres sortes de patries encore, dont souvent des personnes bien informées lui avaient parlé, mais lui n’en avait jamais été réellement convaincu. Les derniers temps, toutefois, étendu sur son lit, il avait vu toutes ces choses compliquées s’éloigner, exactement comme si les mots les plus recherchés et les plus solennels perdaient leur substance ; et il ne restait absolument plus rien de ce qui s’était passé sur la terre, de ce qu’il avait fait lui ; rien, pas même la trace d’un souvenir (demeurait cependant le vent qui allait et venait depuis l’océan, en gémissant, aujourd’hui, demain et après, éternellement).

Ne jamais accepter la moindre faveur--c'était sa devise--, car les faveurs sont la première étape de la corruption; ne pas les accepter, mais ne pas en faire non plus, parce que celui qui les reçoit est enclin à les rendre: c,est un cercle vicieux. (p 224)

Lui, il était amoureux, les premières années, amoureux comme un imbécile. Ensuite...je crois que, une fois sa passion éteinte, il ne lui est resté que la peur.

Que diriez-vous, suggère le vendeur, d'une jolie petite mélancolie de soirée? C'est toujours un grand classique. Au fond, c'est celle qui se porte le plus facilement.

Mon dieu, qu'il est agréable de ne pas être commandeur. Nous tous, dans cette petite ville, nous nous réjouissons de ne pas être commandeurs.
Le matin quand on se réveille et que les choses de la vie surgissent aussitôt pour tourmenter le cerveau de leur poids de tristesse, alors vient en aide cette idée qui console : le monde est plein d'hommes qui sont des commandeurs, mais nous, absolument pas. Cette pensée nous ragaillardit et nous partons au travail de bonne humeur.

L'exécution du commandeur

Le goût de l’anéantissement et de l'abîme est embusqué en chacun de nous. Tant d'années de ténacité et de patience pour construire une vie comme il faut et, une fois le but atteint, l'envie infernale de tout détruire, de transformer en abomination, en boue et en souffrances un existence confortable, respectable, honorable.

Mais, en général, les gens qui font beaucoup de confidences sans qu'on leur ait rien demandé sont aussi ceux qui se montrent très curieux des affaires des autres. (p 225)