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EAN : 9782253003755
Le Livre de Poche (05/10/1995)
4.08/5   2885 notes
Résumé :
Giovanni Drogo a choisi la carrière des armes. Dans une forteresse oubliée, aux confins de la frontière du Nord, il attendra de longues années, face à l'étendue aride, le début d'une guerre improbable. Jusqu'au jour où les mirages du désert s'animeront.
Traduite dans le monde entier, cette vision allégorique saisissante de notre condition, de nos illusions et de nos rêves, est devenue l'un des classiques du XXe siècle.

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Critiques, Analyses et Avis (241) Voir plus Ajouter une critique
4,08

sur 2885 notes
Je l'ai déjà écrit quelque part : il y a lire des livres et il y a lire de la littérature. Bien sûr, je conçois, je comprends qu'on puisse ne pas aimer ce livre : j'admets même carrément que l'on puisse détester ce qu'il contient, mais il me paraît difficile de mettre en doute la qualité proprement littéraire du roman de Dino Buzzati.

D'un point de vue qualitatif, le Désert des Tartares est un triple concentré de talent : des dialogues écrits impeccablement, un savoir-faire narratif et stylistique concernant l'écoulement du temps, le sentiment ambigu d'attente et d'angoisse que je trouve absolument remarquables. Selon moi, de la très haute orfèvrerie.

Si vous raffolez des scenarii dynamiques où tout explose à chaque page, des enquêtes époustouflantes d'un limier d'exception, du monde des elfes luttant contre des monstres hideux dans un Moyen-âge fantasmé, alors oui, là, force est de constater que vous risquez de vous y ennuyer.

Car le Désert des Tartares, qu'est-ce dans le fond ? Selon moi, une parabole froide (au sens d'un récit allégorique et non en son sens religieux). Et quelle parabole ? Aaaaah ! c'est tout le roman, ça, et ne comptez pas sur moi pour vous le dévoiler entièrement, mais l'on peut tout de même avancer qu'il y est question du sens de la vie, n'est-ce pas ?

Sous des airs anodins, c'est puissant ce qu'il soulève, là, l'ami Buzzati, ça vous remue la carcasse, ça vous labouraille les entrailles. Que symbolise, finalement, cet inaccessible autant qu'inutile fort Bastiani ? Je pense — et ça n'engage que moi, nulle vérité à chercher là-dedans, juste un très subjectif ressenti —, je pense, donc, que le fort Bastiani représente toutes les chimères que l'on se forge consciencieusement durant toute notre vie et qui nous éloignent, justement, de ce que c'est même que la vie.

J'entends par là « le bonheur », « le grand amour », « la réussite », « la reconnaissance », « la retraite », « la carrière », ou que sais-je, enfin vous voyez, ce genre de choses, toutes assez absurdes, n'est-ce pas, dès qu'on prend la peine d'y réfléchir et de les considérer attentivement ne serait-ce que quelques minutes à l'heure de faire son choix entre le boursin et le tartare.

Par exemple, quand on est jeune, c'est-à-dire fin de l'adolescence, début de l'âge adulte, j'en vois beaucoup — et moi la première j'étais comme ça —, qui souhaitent, qui espèrent confusément, comme à travers un nuage, cet état aux contours flous que l'on nomme « être heureux(se) ». Mais qu'est-ce que ça veut dire « être heureuse » ? Pourtant on attend ce moment, on le rêve, on part en quête, et… et l'on est aussi risibles que tous ceux qui, autrefois, cherchaient très sérieusement et très méticuleusement le saint Graal…

L'actualité me pousse à choisir l'exemple de « la retraite ». Combien de fois ai-je entendu la fameuse rengaine : « je fais ça POUR ma retraite » ou « je ferai ça QUAND je serai en retraite ». Quelle ineptie ! La vie, c'est ici et maintenant ! Dans quel état serez-vous quand vous y serez en retraite (a fortiori si l'âge légal pour y prétendre continue de croître) ? Irez-vous même seulement jusque-là ? Rien n'est moins sûr, et pourtant, pourtant, chaque jour, certain(e)s oublient de vivre pour cet idéal hypothétique et scabreux, oubliant, par exemple, que trente ans plus tard, leur corps ne leur permettra plus de jouir comme ils l'imaginaient de cet idéal de pacotille. Mieux, j'accepte de faire une croix sur toutes les plus belles années de ma vie PARCE QUE la retraite après. C'est très chrétien comme conception, très crétin, dans le fond, ça nous dit : « Chiez-en sur la terre, et vous jouissez ultérieurement du Paradis après votre mort fièrement et noblement acquise. » Et si c'était seulement un oubli de vivre, au sens de ce que le mot vivre signifie vraiment ?

« La carrière », « la réussite »… tous ces songes creux, ces fariboles… tous les Steve Jobs de la Terre, qui ont bien réussi… leur cancer ! Et bien, voyez, il est ainsi notre Giovanni Drogo du Désert des Tartares : il ne vit pas l'instant, il vit dans l'attente, dans l'espoir d'un futur hypothétique et grandiose.

(À cet égard, je me permets une minuscule remarque sur le fait qu'en espagnol, les verbes attendre et espérer sont les mêmes : j'espère mon bus… j'attends réussir mon examen… Vous voyez c'est une nuance intéressante. Contrairement à l'espagnol, le français distingue ce qui est presque sûr — attendre — de ce qui n'est qu'hypothétique — espérer. Pourtant, pendant très longtemps, je n'ai jamais regardé ces deux verbes et les deux horizons qu'ils contiennent comme de simples variations de degré de probabilité mais bien comme des notions très différentes. Au moins, notre ami Macron aura-t-il restauré la délicate ambiguïté des termes : avant les gens attendaient leur retraite, maintenant… ils l'espèrent !)

Giovanni Drogo arrive donc, jeune et fringant, au fort Bastiani, une relique des temps ancestraux où défendre une frontière signifiait plus ou moins quelque chose. Il se dit qu'il ne va pas moisir ici, que ça n'est que provisoire : quatre mois, c'est vite passé… Un provisoire qui dure, qui dure, ça n'évoque rien chez vous ? Qui parmi nous n'a jamais dit, « c'est provisoire, je ferai ça plus tard ou je le changerai après » et puis… 10 ans, 15 ans plus tard, la chose en question est toujours là, l'urgence de s'y consacrer s'éloignant presque à mesure que le temps avance.

Et si c'était autre chose encore ? du registre de la peur de vivre, quasiment ? L'angoisse du prisonnier à son dernier jour, quitter un monde réglé et rébarbatif mais que l'on connaît pour un monde potentiellement plus stimulant mais inconnu. Pourquoi certains militaires prolongent-ils leur contrat ? Pourquoi certains refusent-ils d'aller en retraite justement, après avoir passé toute leur vie dans un travail via lequel ils se définissaient ? Pourquoi sauter le pas du ron-ron de notre existence est-il parfois si compliqué ? Voilà ce que questionne le Désert des Tartares.

Pourquoi, enfin, cherchons-nous parfois à nous convaincre que « nous n'avons pas fait tout ça pour rien », qu'il suffit d'attendre encore un tout petit peu, de donner encore un dernier petit coup de collier et que nous serons enfin payés de retour. Et donc, fatalement, on continue interminablement la danse au lieu de passer sagement ce que l'on a perdu au bilan des pertes et profits. C'est un processus psychologique connu sous le nom d'Erreur des coûts irrécupérables (Sunk cost fallacy en bon français dans le texte) qui est au coeur du fabuleux roman d'Horace McCoy On achève bien les chevaux et dont j'ai déjà parlé à propos des livres qui nous déplaisent et qu'on continue pourtant jusqu'au bout (du type Confiteor de Jaume Cabré en ce qui me concerne).

La transition est ainsi toute naturelle avec cette fameuse erreur des coûts irrécupérables, qui, dans de rares cas s'avère cependant payante. Je l'avais évoquée à propos du roman de Julien Gracq, le Rivage des Syrtes. Dire qu'il y a un lien entre le Rivage des Syrtes et le Désert des Tartares est une évidence, le français étant quasiment une réécriture de l'italien… en moins bien, malheureusement. En effet, combien plus laborieuse, combien plus foireuse et mal sentie, combien plus poussive et laxative chez Gracq quand c'est tellement, tellement bien réalisé, bien maîtrisé chez Buzzati ! Mais voilà, n'est pas Buzzati qui veut, et l'on a beau s'appeler Gracq, il y a des fois où la plume cracq, où les phrases demeurent en vracq et où une bonne cure de fénugracq s'impose pour rétablir notre transit. En somme, si vous hésitez entre les deux, j'aurais tendance à vous conseiller légèrement, du genre 300.000 contre 1, la lecture de Buzzati au détriment de Gracq.

Pour cette raison et pour toutes celles que je n'aurais su exprimer ou déceler au travers du désert de cette contribution, lisez, si le coeur vous en dit, cette magistrale pièce de littérature que nous offrit en 1940 Dino Buzzati et que porta à l'écran un autre grand esthète italien en la personne de Valerio Zurlini (voir P. S.). Cependant, gardez à l'esprit qu'une fois encore, toute la furieuse subjectivité exprimée dans cet avis n'est que mienne et ne signifie, en Tartarie comme ici, pas grand-chose.

P. S. : pour celles ou ceux qui auraient vu la magnifique adaptation cinématographique, il ne vous aura pas échappé qu'elle fut tournée dans l'incroyable forteresse iranienne de Bam, quelques années avant la révolution de 1979. Personnellement, je trouve ce château fantastique, j'aurais adoré le visiter, or…
… la nature en a décidé autrement, et bam ! le grand tremblement de terre de 2003 a presque totalement détruit la forteresse de Bam. Seuls les remparts extérieurs ont à peu près résisté. Quel dommage pour ce patrimoine d'exception !
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Je viens de finir ce roman et j'ai le merveilleux sentiment d'avoir lu un authentique chef d'oeuvre. Ce Désert des Tartares m'a accompagné et hanté par son pessimisme et son côté torturé, puis la fin du livre m'a rassuré tout comme cet aphorisme célèbre de Nietzsche " Tout choix est un renoncement".

L'histoire est simple : Drogo jeune officier est affecté à un fort non loin du Désert des Tartares, les jours se suivent et se ressemblent, puis deviennent des années etc... (je m'arrête là car sinon je dévoile tout le roman)

Ce qui m'a frappé (entre autre chose) c'est la maîtrise du récit sur le plan temporel.

Les personnages sont magnifiques et Drogo pourrait être un cousin germain de Bardamu (la révolte en moins).

Mais le personnage clé du roman est fait de pierres, de chemin de rondes, de redoutes c'est le fort Bastiani : il parle, il chante, il change et pourtant il est immuable ; sûrement un lointain cousin de l'abbaye du nom de la rose.

Certains passages rappellent les plus belles heures de "la grande peur dans la montagne". (le ruissellement de l'eau sur les rochers, la course des nuages..)

Les militaires sont déterminés et en même temps plein de doutes ; ici il n'est pas question d'actes héroïques, de sabre au clair, de champs de bataille, le combat est intérieur et il se livre seul.

C'est un roman épuré, plein d'aphorismes magnifiques et d'une fantastique sensibilité.


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Ce roman n'en est pas un, c'est un long et magnifique poème. Enfin, c'est ce que j'ai ressenti car Giovanni est universel, il est moi, il est lui, il est elle, il est vous (et tout ceux qui le veulent... hum, je sors). Il incarne nos envies, nos regrets, nos errances, le condensé d'une vie qui pourrait être la nôtre tant nous prenons un plaisir pervers à gaspiller - par un éventail extrêmement fourni (pour ça les idées ne manquent jamais) - ce précieux temps qui s'égrène et s'échappe comme le sable de la plage de nos vacances glisse entre nos orteils insouciants.
Un bémol pour moi cependant, j'ai déjà consacré beaucoup de temps ;-) à ces questions et beaucoup médité sur "Mignonne, allons voir si la rose" et autres "Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite. Il va filer" et depuis j'essaie plutôt de garder à l'esprit cette citation de Sénèque qui aurait peut-être pu aider Giovanni : "La vie ce n'est pas d'attendre que les orages passent, c'est d'apprendre comment danser sous la pluie".
Au final je dois avouer que même si je n'ai pas forcément envie de ressasser ces thèmes un peu plombants, c'est bien autre chose que de les aborder avec Dino Buzzati car voilà, c'est trop bien écrit, trop maîtrisé, trop impressionnant, trop bluffant pour laisser indifférent et je dois avouer que j'ai pris un grand plaisir à le lire. Aucun doute, ce roman est une oeuvre magistrale.
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On a souvent comparé le style de Buzzati à celui de Kafka. Pourtant, il existe bien une différence entre les deux. Certes, l'absurde apparaît chez l'un comme chez l'autre. Cependant, là où Kafka enferme ses personnages sans vraiment leur laisser de marge de manoeuvre, Buzzati leur laisse le choix. Et c'est bien ce qui arrive ici à ce jeune militaire, Giovanni Drogo. Affecté au fort Bastiani, Drogo découvre qu'il est loin de tout. Face à l'édifice, se trouve une vaste étendue appelée "le désert des Tartares", lieu où est censé se trouver l'ennemi. Mais le règlement très codifié du fort ne lui plaît guère, pas plus que l'isolement. Drogo cherche à partir de cette espèce de forteresse...

Roman de l'attente, roman de l'absurde, le Désert des Tartares est, sans conteste, un véritable chef-d'oeuvre. On tourne les pages frénétiquement et cela m'a fait le même effet que lorsque j'ai lu pour la première fois du Beckett. On aime ou on n'aime pas, mais il faut avouer que ces auteurs n'ont pas leur pareil pour placer le lecteur dans une position d'attente.
Lien : http://www.lydiabonnaventure..
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Un jeune homme plein d'enthousiasme part rejoindre un fort où il a été affecté. Or ce lieu est désert, une vraie prison des ambitions, un lieu d'attente et d'inaction, de vie sans âme! Il faut sortir de là à tout prix et revenir à sa vie de jeune homme, avec les amis et les filles... Mais une fois de retour à sa ville (pendant un congé) tout a changé; même la tendresse de sa mère, tout le monde s'est habitué à son absence! Voilà un vrai coup! Il revient alors à son château pour y rester, car les Tartares viendront un jour, il le sait, il croit à ce mythe curieux et nourrit sa croyance; et ce jour là, il aura sa chance pour se battre, pour montrer son courage, pour montrer que sa vie n'a pas été une perte!

Buzzati avec une maîtrise exceptionnelle de sa chronologie, nous fait vivre cette fuite du temps dans la monotonie et l'attente. Le héros attend et le lecteur aussi, ils pressentent un malheur, une erreur, une méprise, mais ils aspirent à l'arrivée de quelque chose d'extraordinaire! Ils vivent dans la déception, le malaise et l'illusion, puis dans la désillusion amère et la révolte!

Un roman émouvant, excellente leçon sur la vanité de l'existence! La mort est plus forte! L'attente n'est qu'un divertissement, la guerre n'aura pas lieu car la vraie guerre c'est celle de l'homme contre la mort et la fuite du temps, contre la solitude... Le Désert des Tartares est un choc, un roman assommant! Un roman qui nous transporte mystérieusement dès la première page.
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Citations et extraits (207) Voir plus Ajouter une citation
Jusqu’alors, il avait avancé avec l’insouciance de la première jeunesse, sur une route qui, quand on est enfant, semble infinie, où les années s’écoulent lentes et légères, si bien que nul ne s’aperçoit de leur fuite. On chemine placidement, regardant avec curiosité autour de soi, il n’y a vraiment pas besoin de se hâter, derrière vous personne ne vous presse, et personne ne vous attend, vos camarades aussi avancent sans soucis, s’arrêtant souvent pour jouer. Du seuil de leurs maisons, les grandes personnes vous font des signes amicaux et vous montrent l’horizon avec des sourires complices ; de la sorte, le cœur commence à palpiter de désirs héroïques et tendres, on goûte l’espérance des choses merveilleuses qui vous attendent un peu plus loin ; on ne les voit pas encore, non, mais il est sûr, absolument sûr qu’un jour on les atteindra.

Est-ce encore long ? Non, il suffit de traverser ce fleuve, là-bas, au fond, de franchir ces vertes collines. Ne serait-on pas, par hasard, déjà arrivé ? Ces arbres, ces prés, cette blanche maison ne sont-ils pas peut-être ce que nous cherchions ? Pendant quelques instants, on a l’impression que oui, et l’on voudrait s’y arrêter. Puis l’on entend dire que, plus loin, c’est encore mieux, et l’on se remet en route, sans angoisse.

De la sorte, on poursuit son chemin, plein d’espoir ; et les journées sont longues et tranquilles, le soleil resplendit haut dans le ciel et semble disparaître à regret quand vient le soir.

Mais, à un certain point, presque instinctivement, on se retourne et l’on voit qu’un portail s’est refermé derrière nous, barrant le chemin de retour. Alors, on sent que quelque chose est changé, le soleil ne semble plus immobile, il se déplace rapidement ; hélas ! on n’a pas le temps de le regarder que, déjà, il se précipite vers les confins de l’horizon, on s’aperçoit que les nuages ne sont plus immobiles dans les golfes azurés du ciel, mais qu’il fuient, se chevauchant l’un l’autre, telle est leur hâte ; on comprend que le temps passe et qu’il faudra bien qu’un jour la route prenne fin.

A un certain moment, un lourd portail se ferme derrière nous, il se ferme et est verrouillé avec la rapidité de l’éclair, et l’on n’a pas le temps de revenir en arrière. Mais, à ce moment-là, Giovanni Drogo dormait ignorant, et dans son sommeil, il souriait, comme le font les enfants.

Bien des jours passeront avant que Drogo ne comprenne ce qui est arrivé. Ce sera alors comme un réveil. Il regardera autour de lui, incrédule ; puis il entendra derrière lui un piétinement, il verra les gens, réveillés avant lui, qui courront inquiets et qui le dépasseront pour arriver avant lui. Il entendra les pulsations du temps scander avec précipitation la vie. Aux fenêtres, ce ne seront plus de riantes figures qui se pencheront, mais des visages immobiles et indifférents. Et s’il leur demande combien de route il reste encore à parcourir, on lui montrera bien encore d’un geste l’horizon, mais sans plus de bienveillance ni de gaieté. Cependant, il perdra de vue ses camarades, l’un demeuré en arrière, épuisé, un autre qui fuit en avant de lui et qui n’est plus maintenant qu’un point minuscule à l’horizon.

Passé ce fleuve, diront les gens, il y a encore dix kilomètres à faire et tu seras arrivé. Au lieu de cela, la route ne s’achève jamais, les journées se font toujours plus courtes, les compagnons de voyage toujours plus rares, aux fenêtres se tiennent des personnages apathiques et pâles qui hochent la tête.

Jusqu’à ce que Drogo reste complètement seul et qu’à l’horizon apparaisse la ligne d’une mer démesurée, immobile, couleur de plomb. Désormais, il sera fatigué, les maisons le long de la route auront presque toutes leurs fenêtres fermées et les rares personnes visibles lui répondront d’un geste désespéré : ce qui était bon était en arrière, très en arrière, et il était passé devant sans le savoir. Oh ! il est trop tard désormais pour revenir sur ses pas, derrière lui s’amplifie le grondement de la multitude qui le suit, poussée par la même illusion, mais encore invisible sur la route blanche et déserte.

A présent, Giovanni Drogo dort à l’intérieur de la troisième redoute. Il rêve et il sourit. Pour la dernière fois, viennent à lui, dans la nuit, les douces images d’un monde totalement heureux. Gare à lui s’il pouvait se voir lui-même, tel qu’il sera un jour, là où finit la route, arrêté sur la rive de la mer de plomb, sous un ciel gris et uniforme, et sans une maison, sans un arbre, sans un homme alentour, sans même un brin d’herbe, et tout cela depuis des temps immémoriaux.
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Le soir même le lieutenant Morel conduisit en cachette Drogo sur le chemin de ronde pour lui permettre de voir le désert. Et Drogo pu contempler le monde du septentrion, la lande inhabitée à travers laquelle, disait-on, les hommes n'étaient jamais passés. Jamais, de par-là, n'était venu l'ennemi, jamais on n'y avait combattu, jamais rien n'y était arrivé.

Plus tard, seul dans sa chambre, Drogo comprenait ce qu'était la solitude et il pensait aux factionnaires qui, à quelques mètres de lui, marchaient de long en large, tels des automates, sans s'arrêter jamais pour reprendre haleine. Ils étaient des dizaines et des dizaines à être réveillés, ces hommes, tandis que lui était étendu sur son lit, tandis que tout semblait plongé dans le sommeil. Des dizaines et des dizaines, se disait Drogo, mais pour qui, pour quoi ?
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Ce fut un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d'être promu officier, quitta la ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première affectation.
Il faisait encore nuit quand on le réveilla et qu’il endossa pour la première fois son uniforme de lieutenant. Une fois habillé, il se regarda dans la glace, à la lueur d'une lampe à pétrole, mais sans éprouver la joie qu'il avait espérée. Dans la maison régnait un grand silence, rompu seulement par les petits bruits qui venaient de la chambre voisine, où sa mère était en train de se lever pour lui dire adieu.
C'était là le jour qu'il attendait depuis des années, le commencement de sa vraie vie. Pensant aux journées lugubres de l'académie militaire, il se rappela les tristes soirées d'étude, où il entendait passer dans la rue les gens libres et que l'on pouvait croire heureux ; il se rappela aussi les réveils en plein hiver dans les chambrées glaciales où stagnait le cauchemar des punitions, et l'angoisse qui le prenait à l'idée de ne jamais voir finir ces jours dont il faisait quotidiennement le compte.
Maintenant enfin, tout cela était du passé, il était officier, il n'avait plus à pâlir sur les livres ni à trembler à la voix du sergent. Tous ces jours, qui lui avaient paru odieux, étaient désormais finis pour toujours et formaient des mois et des années qui jamais plus ne reviendraient. Oui, maintenant, il était officier, il allait avoir de l'argent, de jolies femmes le regarderaient peut-être, mais, au fond, il s'en rendit compte, ses plus belles années, sa première jeunesse, étaient probablement terminées. Et, considérant fixement le miroir, il voyait un sourire forcé sur le visage qu'il avait en vain chercher à aimer.
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Juste à cette époque, Drogo s'aperçut à quel point les hommes restent toujours séparés l'un de l'autre, malgré l'affection qu'ils peuvent se porter ; il s'aperçut que, si quelqu'un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l'en décharger si légèrement que ce soit ; il s'aperçut que, si quelqu'un souffre, autrui ne souffre pas pour cela, même si son amour est grand, et c'est cela qui fait la solitude de la vie.
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Le temps passait, toujours plus rapide ; son rythme silencieux scande la vie, on ne peut s' arrêter même un seul instant, même pas pour jeter un coup d'oeil en arrière. " Arrête ! Arrête ! " voudrait-on crier, mais on se rend compte que c'est inutile. Tout s'enfuit, les hommes, les saisons, les nuages ; et il est inutile de s'agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d'un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s'arrête jamais
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« le désert des Tartares » de Dino Buzzati est publié en poche chez Pavillons Robert Laffont.
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