Car il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd'hui, mourrons de ce malheur. C'est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l'amour qui pourtant lui a donné naissance.
Et dans le train qui filait à travers le soir, je sentais quelque chose se dénouer en moi. Puis-je douter aujourd’hui qu’avec le visage de la tristesse, cela s’appelait cependant du bonheur?
Pour un homme, prendre conscience de son présent, c’est ne plus rien attendre.
Il vient toujours un moment où l’on a trop vu un paysage, de même qu’il faut longtemps avant qu’on l’ait assez vu. […] Mais tout visage, pour être éloquent, doit subir un certain renouvellement. Et l’on se plaint d’être trop rapidement lassé quand il faudrait admirer que le monde nous paraisse nouveau pour avoir été seulement oublié.
Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure.
Nous savons que nous sommes dans la contradiction, mais que nous devons refuser la contradiction et faire ce qu’il faut pour la réduire. Notre tâche d’homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c’est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout.
Tout ce qu’on me propose s’efforce de décharger l’homme du poids de sa propre vie. Et devant le vol lourd des grands oiseaux de Djémila, c’est justement un certain poids de la vie que je réclame et que j’obtiens.
J'écoutais en moi un bruit presque oublié, comme si mon cœur, arrêté depuis longtemps, se remettait doucement à battre. Et maintenant éveillé, je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence : la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers, la vibration des arbres, le chant aveugle des colonnes, les froissements des absinthes, les lézards furtifs. J'entendais cela, j'écoutais aussi les flots heureux qui montaient en moi. Il me semblait que j'étais enfin revenu au port, pour un instant au moins, et que cet instant désormais n'en finirait plus.
J'avais fui la nuit d'Europe, l'hiver des visages. Mais la ville des étés elle-même s'était vidée de ses rires et ne m'offirait que des dos ronds et luisants. Le soir, dans les cafés violemment éclairés où je me réfugiais, je lisais mon âge sur des visages que je reconnaissais sans pouvoir les nommer. Je savais seulement que ceux-là avaient été jeunes avec moi, et qu'ils ne l'étaient plus.
P.156, L'été, Retour à Tipasa
Je ne voudrais pas être brutal ni paraître exagéré. Mais enfin, ce qui me nie dans cette vie, c'est d'abord ce qui me tue. Tout ce qui exalte la vie, accroît en même temps son absurdité. Dans l'été d'Algérie, j'apprends qu'une seule chose est plus pratique que la souffrance et c'est la vie d'un homme heureux. Mais ce peut-être aussi bien le chemin d'une plus grande vie, puisque cela conduit à ne pas tricher.