Paroles empoisonnées

Parce que Bárbara était très sensuelle. Depuis qu’elle était enfant, depuis toute petite, Eva s’était rendu compte que les hommes et les garçons se retournaient sur elle. Pour sa manière de marcher, de bouger les hanches, de danser ou de manger un bonbon. Elle faisait tout avec une coquetterie infantile et naïve, mais terriblement adulte. Elle n’avait pas besoin de se mettre du vernis à ongles rouge ou une jupe courte pour séduire. Bárbara avait un regard captivant, un corps souple, les cheveux brillants, et offrait généreusement câlins, tendresse et bisous.

C’est incroyable ce don qu’ont les enfants pour s’analyser entre eux et reconnaître aussitôt leur âme sœur. Elles étaient comme le jour et la nuit, mais elles riaient des mêmes bêtises et se comprenaient sans avoir besoin de parler. Bárbara était plus audacieuse et plus exhibitionniste.

Je ne cherchais pas à me protéger et la rage me rendait forte, invincible. Je me suis arrêtée à bout de souffle longtemps après avoir constaté que je l’avais écrasé. J’avais continué à lui assener des coups de balai et à crier comme les joueurs de tennis quand ils renvoient la balle. Je criais pour me soulager et à chaque cri je me sentais un peu plus libérée. J’ai compris comment il se sentait, lui, quand il me battait hargneusement et m’insultait. Il me voyait comme un rat. Comme le rat que j’avais écrasé. Ça m’a fait peur. S’il ne savait pas se contrôler, un jour il finirait par me crever de la même manière que j’avais crevé le rat.

Un rat d’égout noir, de la taille d’un lapin, et qui au lieu de fuir, est resté à me regarder avec un air de défi, sans bouger. Moi et le rat, tous deux face à face. Et pourtant, il ne me dégoûtait pas. Il était répugnant, mais ne me dégoûtait pas. Il avait l’air dangereux, point. J’ai senti la chair de poule gagner mes bras et mes jambes et j’ai ressenti de la haine. Une haine primitive, tribale, ancienne. Je haïssais cette bestiole désagréable qui avait envahi mon territoire. Je me suis dressée pour lui montrer que j’étais beaucoup plus grande que lui et d’un coup d’œil, j’ai calculé la distance qui me séparait du balai. Mais il était trop loin et le rat me barrait la route. Alors, d’un bond, j’ai attrapé une chaise par le dossier et je l’ai menacé avec les quatre pieds. Moi, en train d’affronter un rat tel un dompteur de cirque, incroyable. Quand j’y repense, j’en ai l’estomac noué et je ne m’explique pas où j’ai trouvé ce courage. Le rat n’a pas reculé d’un millimètre, a lancé un cri, comme un lapin avant de mourir, et à cet instant je me suis jetée sur lui en criant : « Dehors, saleté de bestiole ! » Je ne le voyais plus comme un rat, je ne me souvenais même plus que les rats infligent des morsures et transmettent des maladies, ni qu’ils étaient des créatures répugnantes qui me faisaient paniquer. C’était un ennemi et je me défendais.

Une gamine qui planifie sa fuite, qui ment et qui subit un père autoritaire se creuse la tête pour communiquer avec les personnes indésirables à l’insu de ses parents. Comment se débrouille un mari quand il sait que sa femme contrôle son portable ? Il en achète un autre à carte, le cache, et seule une personne très spéciale connaît le numéro. Le sous-inspecteur Lozano ne répond pas immédiatement. Il en reste K-O. Voilà une théorie qu’ils n’avaient pas envisagée. Un portable fantôme, inexistant, pour appeler uniquement des numéros déterminés. Un portable que ses détenteurs avaient peut-être enregistré sous un autre nom, pour jouer le jeu de la dissimulation jusqu’au bout. D’emblée, cela lui semble une idée alambiquée, propre à un esprit alambiqué, mais bientôt, il se rend compte qu’elle ne l’est pas tant que ça.

Un homme capable d’aller jusqu’au bout du monde pour retrouver sa fille et de convoquer des conférences de presse est aussi capable de se faire justice soi-même. Des semaines plus tard, il a refait le portrait au prof d’histoire, Jesús López, sur qui les soupçons avaient rebondi. Mais je vais trop vite.

On joue tous au détective, on échafaude tous des théories, on est tous, en puissance, des enquêteurs de la réalité, et on voudrait que la réalité soit une formule mathématique qui résolve l’équation. Peut-être que Remedios Comas avait sa propre hypothèse. Je l’ai laissée pour une deuxième tournée, quand tout serait plus clair.

Tu sais bien, on ne prend jamais de repos et on emporte toujours le travail là où on va. Cela dit, il continue son récit et reprend un ton neutre et professionnel. Au début, ça n’avait pas l’air d’une affaire compliquée, les premières recherches nous ont vite donné des fils conducteurs. Les résultats scolaires désastreux n’étaient que la pointe de l’iceberg ; en dessous se cachait une adolescence conflictuelle ébranlée par une déception sentimentale récente. Elle allait vraisemblablement regretter et revenir au bout de quelques jours, demander de l’aide à une amie, se mettre en contact avec son petit copain ou être localisée par les agents, je me disais avec optimisme.

Nous, les jeunes, on se trompe davantage et on regrette toujours quelque chose. Lozano se tait. Cela fait trop longtemps qu’il a cessé d’être jeune et il ne se rappelle pas comment il pensait ni comment il se sentait. J’ai faim ! s’exclame soudain Sureda en se levant. D’accord, on en reste là et on va manger, propose Lozano en regardant sa montre. C’est un homme avec des habitudes, des horaires, il mange à quatorze heures.

En apparence, c’est un homme respectable, bien élevé et cultivé, avec des goûts raffinés, une femme, des enfants, un métier, propriétaire, capable de sacrifices, qui aime son travail et avec des principes. Une simple façade. Qui dissimule un pédophile et un lâche qui n’avait jamais osé sortir du refuge de respectabilité qui lui était offert. Il s’amusait avec ces gamines et voulait leur fervente admiration, et peut-être quelque chose d’autre que même lui n’osait pas s’avouer. Je me méfie par nature des lâches et des menteurs. Et ces deux épithètes s’appliquent à Jesús López, qui est par-dessus tout un pervers refoulé.