Citations sur De seuil en seuil (11)
Toi aussi, parle
Toi aussi, parle,
parle en dernier,
dis ta parole.
Parle —
Mais sans séparer le non du oui.
Donne aussi le sens à ta parole :
donne-lui l’ombre.
Donne-lui assez d’ombre,
donne-lui autant d’ombre
que tu en sais partagée autour de toi entre
minuit et midi et minuit.
Regarde tout autour :
Vois comme ce qui t’entoure devient vivant —
Au nom de la mort ! Vivant !
Qui parle l’ombre parle vrai.
Mais voici que rétrécit le lieu où tu te tiens :
Où aller, maintenant, dénué d’ombre, où aller ?
Monte. À tâtons, monte.
Te voilà plus ténu, plus méconnaissable, plus fin !
Plus fin : un fil
où l’étoile veut glisser et descendre :
pour nager en bas, tout en bas,
où elle se voit scintiller : dans la houle
des mots qui cheminent.
D’une clé qui change,
tu ouvres la maison où
tournoie la neige des choses tues.
Au gré du sang qui sourd
de ton oreille ou ton œil ou ta bouche,
ta clé change.
Ta clé change, le mot change,
qui peut partager la course des flocons.
Au gré du vent qui te repousse
La neige se roule autour du mot.
Celui qui nous comptait les heures
compte encore.
Que peut-il bien compter, dis ?
Il compte, compte.
Il ne fera pas plus frais,
ni plus nuit,
ni plus humide.
Seul ce qui nous a aidés à guetter :
guette maintenant
pour soi.
On m'a dit qu'il y a
dans l'eau une pierre et un cercle
et sur l'eau un mot
qui dépose le cercle autour de la pierre.
J'ai vu mon peuplier descendre vers l'eau,
j'ai vu comment son bras agrippait les fonds,
j'ai vu ses racines vers le ciel implorer de la nuit.
Je ne l'ai pas poursuivi,
je n'ai ramassé que cette miette
qui a la forme de ton oeil et sa noblesse,
j'ai retiré de ton cou la chaîne des sentences,
j'en ai bordé la table où la miette fut posée.
Et n'ai plus vu mon peuplier.
(p. 13)
L'INVITÉ
C'est bien avant le soir
qu'entre chez toi celui qui a échangé le salut avec l'obscurité.
Et bien avant le jour
qu'il s'éveille
et attise avant de partir un sommeil,
un sommeil résonnant de pas :
tu l'entends traverser à grandes enjambées les lointains
et lances au loin là-bas ton âme.
Figure double
Fais que ton œil dans la chambre soit une bougie,
ton regard une mèche,
fais-moi être assez aveugle
pour l'allumer.
Non.
Fais qu'autre chose soit.
NUIT
Pierraille, éboulis. Et un bruit de tessons, grêle :
l'heure s'adresse à toi.
Echange d'yeux, enfin, à contretemps :
arrêtée sur l'image,
devenue bois,
la rétine _ :
le signe d'éternité.
Pensable :
là-haut, au milieu des poutrelles du monde,
stellaire,
le rouge de deux bouches.
Audible (avant le jour ?) : une pierre,
qui en prit une autre pour cible.
SOUS UN TABLEAU
Houle de blés surplombée d'un vol de corbeaux.
De quel ciel le bleu? Celui d'en bas? D'en haut?
Flèche tardive, décochée depuis l'âme.
Sifflement plus fort. Fournaise plus proche. Les deux mondes.
EN BAS
Rapatrié dans l'oubli,
le dialogue convivial de nos
yeux lents.
Rapatrié syllabe après syllabe, réparti
sur les dés aveugles le jour, vers quoi
se tend la main du joueur, grande,
dans l'éveil.
Et le trop de mes paroles :
déposé sur le petit
cristal dans le fardeau de ton silence.
AUJOURD'HUI ET DEMAIN
Ainsi je soutiens, pétrifié, le
lointain, où je t'emmenais.
Lavés
d'une pluie de sable les deux
trous à la limite inférieure du front.
A scruter,
tu y trouves l'ombre.
Battu
de marteaux soulevés en silence,
l'endroit
où l'oeil-aile m'a frôlé.
Derrière,
creusée dans le mur,
la marche où le souvenir est accroupi.
Ici
se distille, avec le don des nuits,
une voix
dans laquelle tu puises à boire.