Conrad a tant pleuré que j'en avais le cœur brisé. Nous venions de fêter nos onze ans. Ce garçon qui exhibait déjà des mains d'homme, abîmées par les cordages, l'eau et le froid, était si sensible; un instant, il m'est passé par la tête qu'il ne se relèverait pas, qu'il en resterait idiot, ou plutôt fêlé comme un vase pouvant se casser au moindre choc.
J'ai su, scrutant mes filles dans la pénombre, qu'elles auraient une vie heureuse, parce qu'elles avaient une mère aimante, qu'elles s'ouvraient aux autres, et qu'un cheval leur avait enseigné des principes immémoriaux.
Ici, toutes les femmes sont fortes; disons que c'était une forte femme parmi les fortes femmes de l'île, ce qui en faisait quelqu'un de redoutable pour chacun, et spécialement pour nous autres bambins.
Nous autres Greenies évitons de trop y penser, mais il suffit de dérouler mon récit pour me rendre compte que l'île prend beaucoup de vies. C'est une sorte de Baal celte, n'est-ce-pas, qui exige de très nombreux sacrifices. Anglaises ou natives, les familles sont décimées. On pourrait en conclure qu'il règne sur Greene une tragique atmosphère. Il n'en est rien. Je crois au contraire que cette fragilité de la vie, qui nous est sans cesse jetée au visage, nous donne de l'énergie, puisque au fond deux choix s'offrent, sans échappatoire : s'asseoir sur une pierre et attendre que la faux s'abatte, ou se lever pour les luttes quotidiennes, avec un sourire pour bien faire.
Il y en à qui sont portés sur la cigarette, l'alcool, la drogue ou la nourriture en excès. Rose était condamnée à dire du mal les mots lui sortaient de la bouche comme les serpents et les crapauds des fables.
C'était un grand amour, celui que nous partagions, il brùle toujours à l'heure de mon récit.
Je l'ai appris depuis - ne suis-je pas institutrice ? -, le Shire est de ces chevaux qui ont fait l'histoire. Jules César lui-même en parle dans la Guerre des Gaules. Les Romains l'appelaient "Equus Magnus". Plus tard, au Moyen Age et à la Renaissance, il a continué de servir lors des batailles, car il portait sans peine les cavaliers en armure et leurs lourdes lances. On l'a aussi naturellement exploité pour le trait et toutes sortes d'attelages. A l'époque où nous avons acheté Cuchulainn, C'est-à-dire exactement le 3 mai 1922, il n'y avait pas de Shire sur Greene. Et il n'y en a aucun autre aujourd'hui. Peut-être l'explication tient-elle au fait que c'est un trop grand cheval pour une trop petite île.