Instant
Je voudrais que notre amour
Pût tenir en une parole :
Je la redirais jusqu'à l'aube.
Je voudrais qu'il fût immobile,
infini comme la ligne
Qui sépare le ciel de la mer.
Je voudrais qu'il n'eût ni veille ni lendemain,
Pareil à un astre arrêté à son zénith,
Pareil à un flambeau solitaire
Dont l'ardeur ne se nourrit que d'elle-même.
Je voudrais qu'il fût à la fois
Toute sa douleur et toute sa joie,
Un instant d'homme et l'éternité,
La vie et la mort tout ensemble.
*
La douleur des séparations est faite du regret des jours passés et de la crainte des jours à venir. Les jours passés nous ont paru bien courts ; les autres nous semblent bien longs. Puissions-nous rester unis longtemps, à quelque distance les uns des autres où nous mettent les nécessités de la vie ! Est-il rien de doux comme une parole d'ami dans la peine et dans l'isolement. Et si cette parole est douce à recevoir, n'est-elle pas encore plus douce à adresser. Est-il, a-t-on dit, une volupté plus délicate que de consoler !
30 août 1907 – Carnets 1907-1925, Morceaux choisis. (hors-recueil)
Trois
petits Préludes
II
Seront-ils le terme d'un songe,
Ces feuillages où l'Aventure,
Comme l'eau, le désir ou l'ombre,
A glissé sans regret de lune ?
Ces arches creusées de lueurs.
Ces barques lourdes de désirs.
Le soir penchant sur les eaux calmes
Un visage de souvenir ;
La nuit tiède et lisse à nos mains,
Tel un corps aux parfums obscurs,
Le plaisir beau comme un orage.
Et ces bouches dans l'ombre, avides ?
De tant d'ardeurs évanouies
Ne restera-t-il pour emplir
La splendeur lancinante et vide
Des nuits si belles à venir,
Que ces images obstinées,
Ces feuillages où l'Aventure...
Et cet arbre nu sur le ciel
Que scellait une étoile unique ?
p.17-18
Frontispice
Entre deux roses qui se fanent
L’Amour penche le sablier ;
Et la bouche qui souriait
Devient la bouche qui ricane.
« Écoute la chanson légère »
Que fait, en s'écoulant, le sable
Et crispe ta main sur le verre
Pour maîtriser l'insaisissable.
Ma jeunesse fuit : ta beauté
S'efface. De nos deux images
Restera ce qu'il est resté
De l'ombre errante du nuage.
Le vent du soir courbe la flamme
Demeurons, Amour : il suffit
D'un baiser pour étouffer l'âme
Vaine quêteuse d'infini.
p.13-14
Trois
petits Préludes
I
La Nuit s'est refermée
Comme un calice obscur
Sur la pulpe dorée
Et tiède de la chambre,
La lampe se consume
Sous un arc de silence
Et je ne sais plus rien
Sinon que je suis seul,
Mordu par un désir
Qui se mêle aux rumeurs
Du jardin frissonnant
Sous l'averse nocturne.
Un nom — hier ignoré —
Plaqué comme un accord,
Élargit le silence
Aux limites du soir,
Tandis que replié
Sur un âpre plaisir
Où parfois la tendresse
Fuse comme un sanglot,
J'appelle sans espoir.
D'un cri de tout mon être,
Un bonheur déchirant
Amer comme un départ....
p.15-16
Trois
petits Préludes
III
Toute l'âme réfugiée
Vers la vitre, où se consume
La flamme haute du jour,
J'écoute en la solitude
Mon sang qui bat à coups sourds.
Penché sur mille rumeurs,
Je suis au cœur de la ville
Bourdonnante de clarté,
Une cellule qu'épuise,
Perfide et sûre, l'attente.
J'attends: le monde se rythme
Sous le bélier de mes tempes.
L'Été des rues solitaires
— Désir, angoisse et silence —
Se fige comme un bloc d'or.
Avant même qu'invisible
Ta main n'effleure la porte
Je sentirai sur ma bouche
Le souffle de ta présence,
Comme on devine la mer.
p. 19-20