Citations sur Empire des chimères (42)
Julien a grandi dans un monde sûr, où les enfants sortent s’amuser dans les rues sans que les adultes ne s’alarment, où les saisons sont encore rythmées par le cycle naturel des moissons et le retour des hirondelles. Un monde peuplé de têtes familières. On s’y salue, on s’y jalouse, mais jamais on ne s’ignore. Ce monde-là aura bientôt disparu.
L’être humain est fait d’une obscurité insondable, dont il n’émerge qu’un bref instant. Un délai toutefois suffisant pour prendre les armes. À certains l’on confiera la cruauté et la férocité. À d’autres, la douceur et l’empathie. Le plus souvent, les hommes lutteront avec un panachage de tout cela.
Mais chacun d’entre eux retournera au néant avant d’avoir achevé sa guerre. (p. 254)
Ouvrir ces romans, c'est plonger la tête dans l'invisible, c'est révéler à la lumière d'un grand incendie des fantômes que nul ne peut détecter, des spectres qui regagneront leur tombeau de papier lorsque s'éteindra le feu, lorsqu'elle coupera la lumière et fermera les paupières. Ectoplasmes dispersés dans la nuit, venez, pressez-vous autour d'elle, soumettez le vent et l'espace à vos désirs, allumez les lampions et les bougies, les lampadaires et les torches, car depuis toujours les ténèbres l'appellent.
Une fois que l’on est converti à l’usage intensif des livres, on ne peut plus se laisser tenter par l’ivresse cathodique.
Lars pose l’index sur sa tempe. « Ça figure là, dans ma tête. »
Michael Jessenberg réprime un soupir. Quand l’ancien concepteur tient ce genre de discours, il comprend parfaitement pourquoi on l’a interné.
« Tout y est, poursuit le développeur. Toi aussi, tu as ta place à l’intérieur de mon crâne. Tu connais Berkeley ? »
Un instant désarçonné, Michael songe à ses études littéraires, puis aux ateliers d’écriture qu’il a animés. Il répond avec un temps de retard. « L’université ? Évidemment, j’y ai même...
- Non, le coupe Lars. George Berkeley, l’évêque anglican du XVIIIe siècle.
- Je ne vois le rapport avec notre conversation.
- Il croyait à la conscience omnipotente. Selon lui, l’extériorité fluctuait indépendamment de notre volonté et de nos actes. L’avenir s’écoulait comme l’écho d’un passé loin devant.
- Excuse-moi, mais j’ai du mal à te suivre.
- Le temps n’a pas d’espace et l’espace n’a pas de temps. Nous pouvons être aujourd’hui et hier, ici et là-bas en même temps.
- Où, là-bas ?
- Dans Empire des Chimères, au cœur des Épouvantables Terres. Autrement dit, dans mon cerveau. »
Annabelle n'ose imaginer les quolibets, les calomnies qui succèderaient à la découverte de son homosexualité au sein de la commune. Que l'Éducation nationale confie le sort des chères têtes blondes de la nation à une invertie demeure une notion qui excède largement le seuil de tolérance des autochtones. Les parents du village la prennent pour une vieille fille; c'est préférable.
Dans le quart d’heure qui suit la fin du repas et précède la tâche fastidieuse de la vaisselle, la table est désertée sous l’œil indifférent du tube cathodique.
Les objets statiques sont livrés à leur propre inertie, abandonnés dans l’attente d’un usage prochain.
Les assiettes des enfants, plats à liséré vert, recueillent encore quelques restes de viande noyés dans le bouillon marron. Celles des parents sont plus propres. On a essuyé les vestiges du pot-au-feu avec des morceaux de pain. La moitié restante d’une baguette est disposée en biais à l’extrémité la plus éloignée du poste de télévision. Après qu’on l’aura glissée dans un sac prévu à cet effet, elle attendra d’être finie le lendemain, au petit déjeuner. Deux ou trois miettes subsistent à la base d’une bouteille d’eau en plastique. Les gouttes de condensation, ramassées sur elles-mêmes, brillent comme des diamants de pacotille. La salière et la poivrière forment un couple indissociable, un tantinet désuet, sur leur support de fer-blanc. Trois des chaises sont poussées contre la table. La quatrième, celle de Jean, demeure légèrement en retrait. Elle paraît céder à l’attraction du mur où s’entassent les bibelots, ainsi qu’une photo des deux frères aux ports d’hiver. La lumière tantôt verdâtre, tantôt jaune du poste de télévision hérisse les angles d’ombres mouvantes.
Quatre chaises, une table, c’est assez pour faire une famille.
L’être humain est fait d’une obscurité insondable, dont il n’émerge qu’un bref instant. Un délai toutefois suffisant pour prendre les armes. À certains l’on confiera la cruauté et la férocité. À d’autres, la douceur et l’empathie. Le plus souvent, les hommes lutteront avec un panachage de tout cela.
Mais chacun d’eux retournera au néant avant d’avoir achevé sa guerre.
Tout existe à un degré de probabilité non nul. L'inverse est aussi vrai dans des proportions équivalentes.
Ce que tu vis, ce que tu es, t’appartiendra toujours. Tu peux partir dans un autre pays comme je l’ai fait, ou t’absorber dans mille distractions, peu importe, l’ombre qui te suit sera toujours la tienne. Tu estimeras sans doute qu’elle est ton ennemie, tu essayeras de détourner son attention, mais quand tu cesseras de la combattre, quand tu abandonneras la lutte… Pour accueillir la surprise, il faut quitter l’attente. Non pas cesser d’espérer, mais écouter ce qui est déjà là. Les choses les plus bouleversantes, les plus grandes, les plus merveilleuses peuvent advenir lorsqu’on n’attend plus rien. (p. 225-226)