Lorsque nous avons passé le môle et la capitainerie, la mer est devenue grosse. Sauvage comme je l’aimais. Les vagues se jouaient de nous. Le bateau tanguait. C’était bien. Pour apprécier la terre ferme il faut goûter de la mer molle. Cet infini qui nous échappe, se dérobe sous la quille, se rue sur l’étrave comme un taureau furieux.
Nous n’étions pas seulement des détenus mais aussi des esclaves. Charpentiers, chaudronniers, cordiers, ferblantiers, pêcheurs, usineurs de boîtes de sardine, nos ateliers produisaient pour le reste de la population. Les colons paysans de Bruté nourrissaient les gens honnêtes. Les plus sages des détenus étaient loués aux fermes alentour, aux commerces, à des particuliers et c’est la colonie qui touchait leurs salaires.
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Sans la confiance, tu es seul au monde.
Depuis l’enfance, ne pas parler des choses était une façon pour moi de ne plus les faire exister. Je les taisais, elles s’effaçaient d’elles-mêmes.
Le Bon Dieu et tous ses saints n’avaient jamais mis le pied à la Colonie pénitentiaire. Pendant les coups de bâton, les tours de Bal, les humiliations, la faim, quand les petits étaient enfouis dans la braguette des grands sans que les gardiens bougent, il était où, Jésus ?
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La Colonie pénitentiaire maritime et agricole de Haute-Boulogne avait été construite sur le glacis de la citadelle Vauban, une muraille noire jetée à pic sur des criques abruptes, pour anéantir les jeunes canailles. Pour nous écraser sous les charges, affamer nos corps, essorer nos esprits.
Ronan m’avait dit un jour :
- L’ami, c’est celui qui t’ouvre sa porte au milieu de la nuit sans te poser de questions.
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La Teigne, 11 octobre 1932
Tous sont tête basse, le nez dans leur écuelle à chien.
Ils bouffent, ils lapent, ils saucent leur pâtée sans un bruit.
Interdit à table, le bruit. Le réfectoire doit être silencieux.
- Silencieux, c'est compris ? a balancé Chautemps pour impressionner les nouveaux.
Sauf à la récréation, la moindre parole est punie.
Le surveillant-chef empêche même les regards.
- Je lis dans vos yeux, bandits.
Cet ancien sous-officier marche entre les tables, boudiné dans son uniforme bleu.
J'y vois les sales tours que vous préparez.
Sa casquette de gardien au milieu de nos crânes rasés.
Moysan, Trousselot, Carrier, L'Abeille, Petit Malo, même Soudars le caïd, tous ont la tête dans les épaules. Notre troupe de vauriens semble une armée vaincue.
- Vous êtes des vicieux !
Chautemps frappe une table avec sa coiffe à galons. Il s'est approché de moi.
- La Teigne, baisse les yeux !
Je soutiens son regard.
Le coup va partir. Je le sais.
Il se racle la gorge. C'est le signe de sa colère.
- La Teigne!
Personne n'a le droit de m'appeler comme ça. Jamais.
C'est mon nom de guerre, gagné à force de dents brisées.
Moi seul le prononce. Je le revendique et les autres le craignent. Aucun détenu, aucun surveillant, pas même Colmont le directeur ne peut l'employer. « La Teigne », c'est mon matricule et ma rage. Mon champ d'honneur.
Chautemps s'approche. Je suis à table en bout de banc, le cinquième de ma rangée. Je ne vois que des dos courbés.
Même en prison, les gars se font face à table, ils discutent comme au restaurant. Mais ici, à la Colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne, on nous a installés les uns derrière les autres, des rangées de nuques, avec interdiction de se retourner.
- Regarde ton assiette !
Une gamelle en fer-blanc.
Les victimes comme Loiseau étaient la monstruosité de ce système. Il était innocent et je déteste les innocents. J'ai plus d'appétit pour le bourreau que pour sa victime. Je déteste les persécutés. Je déteste les yeux baissés. Je déteste les plaintes. Je déteste les dos courbés. Je déteste ceux qui s'en vont mourir les mains vides.
Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s’évade pas d’une île. On longe ses côtes à perte de vue en maudissant la mer. Même si certains ont tenté le coup.