Ces monstres coupables qu'étaient la fureur et la rancune sommeillaient en chacun de nous, cette manière qu'ils avaient d’être tapis entre nos nerfs ou à l’intérieur même de nos cœurs me mettait en rogne.
On ne pouvait pas dire qu'on faisait vraiment premiers de la classe. J'aurais même dit que c'était exactement l'inverse. Un génie dans une voiture brinquebalante. Un handicapé au milieu des blés. Voilà ce que nous étions.
Parfois la vie est aussi drôle qu'elle est triste. Exactement comme le ciel mélangé que l'on avait au-dessus de nos têtes.
« L'empreinte d'un renard, puis le tintement de ma béquille. L'empreinte d'un renard, puis le tintement de ma béquille. Un pas, clic. Un pas, clic. C'était ma démarche bancale dans le grand couloir du lycée. Là où se retrouvaient les jeunes de mon école. Là où ils se montraient, là où ils s'observaient, là où ils se séduisaient. Je frôlais les casiers rouges. Jamais je ne marchais dans l'allée centrale. Moi, je m'extrayais, je contournais, je baissais la tête. Je fuyais, j'évitais, je m'écrasais. Je creusais le sol, je m'inventais un terrier, je m'engouffrais, je me camouflais, je disparaissais. C'était ma lente amnésie de l'instant, un évanouissement, une évaporation. J'avais envie de devenir une buée blanche, une solution. »
« Je crois que je partais avec Ratso parce que je ne comprenais pas tout de moi. J'avais l'impression de vivre une aventure. Et ce mot « aventure » me plongeait dans un état de conscience illimité, cela ressemblait à une sorte d'éveil permanent. J'avais juste envie de bouleverser l'immobilité de mon monde, les déchirures de ma jambe et la fracture de mon coeur. »
Je m'appelle Moses Laufer Victor. Et encore là, ce n'est pas mon nom de famille complet, mais seulement mon prénom. L'ensemble de mon patronyme donne ceci: Moses Laufer Victor Léonard. Une idée de mes parents. Ils sont psychanalystes.
(...)
Moses Laufer Victor Léonard, seize ans, boiteux, habitant Mobridge, Dakota du Sud. Curieux état civil.
"C'est pour rire", je déteste cette phrase. Tout le monde glisse des méchancetés à l'intérieur.
Le ciel s'assombrissait de plus en plus. Le vent soufflait obstinément et des vols de petits oiseaux tourbillonnaient dans les airs comme des confettis. Contrairement à ce qu'avait annoncé la météo le matin même, l'orage n'avait toujours pas éclaté. C'était bizarre parce que, au fond de moi, je l'attendais. Je le ressentais physiquement : j'avais besoin d'entendre tonner, j'avais besoin de voir les éclairs illuminer le ciel noir, j'avais besoin que ça gronde et que ça hurle. Ensuite, venait toujours l'apaisement et alors le ciel n'était jamais aussi beau, l'air jamais aussi pur et frais qu'à cet instant-là, comme lavé, purifié. Et on se sentait léger, soulagé et presque libéré. Parce que le ciel avait fait quelque chose pour nous.
J'aimais ce mot : «facile». Personne ne se rend compte à quel point ce mot est beau parce que la plupart des gens oublient ce qu'il veut réellement dire. Il faut éprouver les mots pour véritablement les comprendre.
J'ai emporté cette image avec moi. Réconfortante et irradiante.
Je me suis senti démuni en mots parce que le terme "merci" aurait été beaucoup trop petit par rapport à tout ce que j'avais envie de lui dire. J'ai préféré le silence qui était beaucoup plus large et plus fécond. On y faisait entrer tellement de grands mots silencieux, des immenses et des majestueux. Je savais que Sherman le comprendrait.