L'arche Titanic

Le taxidermiste est un artisan moderne et mystérieux. Il entend rester le plus discret possible.(..)
Le taxidermiste laisse le monde dans l'état où il aurait aimé le trouver en arrivant. (..)
Le taxidermiste a quelques souvenirs vivaces du paradis terrestre qu'il essaie de partager et de transmettre.(p.113)

Mais je n'ignore pas que le papier est fabriqué à partir du bois. L'écrivain est ce pompier pyromane qui écrit dans la sciure Walden ou La Vie dans les bois et chante les frondaisons assis sur une souche. La bibliothèque fut une forêt. Nous avons broyé et déchiqueté les troncs. Nous n'avons gardé que quelques planches pour les rayonnages - comme nous avions débité le prunier, après avoir cueilli tous ses fruits, pour construire l'armoire aux confitures. Je résume : l'arbre est abattu et transformé en livre, le singe meurt qui ne pouvait vivre dans ses branches, après quoi il ne reste plus qu'à pilonner le livre. L'homme est un monastère paradoxal. Je ne lui confierai pas mes filles.

*

Des voix me réveillent. Des voix sonores venues d'Afrique.
Je ne rêve pas.
Ces femmes matinales sont là pour le ménage. L'une d'elle chante en tournant son balai entre les grands animaux momifiés de la savane parisienne.
Est-ce une allégorie de ce monde ?
Je n'aurais pas osé l'inventer. C'est trop gros.
Et trop confus. C'est comique et désespérant.
C'est pourtant vrai.

Il y a un homme aussi, le seul homme de l'équipe, qui passe la serpillère en reculant, comme pour effacer ses traces.
Ce qui est effectivement la meilleure chose à faire.

Lisons "Mythes, emblèmes, traces" de Carlo Ginzburg : "Peut-être d'idée même de narration est-elle née pour la première fois, dans une société de chasseurs, de l'expérience du déchiffrement des traces. (...) Le chasseur aurait été le premier à "raconter une histoire" parce qu'il était le seul capable de lire une série cohérente d'événements dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par la proie."
Sans l'animal, pas d'intrigue, pas de péripétie, pas de suspense.
Pas de "Sur ces entrefaites", pas de "Tout-à-coup", pas de "Mais le lendemain", pas de "C'est alors que".
Pas de Chapitre II.
Pas de roman.
L'épieu du chasseur paléolithique fut notre premier crayon.

Moins la bête féroce a de dents, plus ronde est ma fesse.

Je vais essayer de me montrer digne des espoirs que l'on place en moi.
Tenter donc de préserver contre vents et marées -i.e. ouragans et tsunamis - les plus remarquables caractéristiques de notre espèce, la bipédie, le cerveau volumineux, les membres bien découplés, la vision binoculaire, une pilosité d'autant plus réduite que l'épilation chez les femmes et l'alopécie chez les hommes sont à la mode, mais encore l'opportunisme, la goinfrerie omnivore, l'agressivité belliqueuse, la cupidité, l'égoïsme, le rire désespéré et diverses névroses incurables.

Une espèce s'éteint - un nuage s'arrête devant le soleil, une bourrasque souffle la bougie, tous les plombs sautent, ce livre ne sera correctement lu que dans l'édition en braille.

Cependant, n’avons-nous pas là la preuve que la littérature pourrait être le lieu de la réintroduction des espèces disparues plutôt que celui où se signale pour leur première fois leur absence ?

Or je suis en ces lieux le seul être vivant. Tout m'accuse. J'aurais caché mon fusil, mon couteau. JE n'ai plus aucun souvenir de ce moment de folie. Mais ça ne peut être que moi, l'auteur de ce carnage.