On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et pourtant, chacun peut remonter le cours de son histoire comme un saumon remonte le cours d’une rivière. Ce
froid, avant cela, vous l’avez déjà ressenti. Respirez, la bouche bien ouverte.
Il vous faut vous départir de votre tendance à tout intellectualiser, pour atteindre un langage simple, celui de la vérité. Les sots y parviennent aisément. Mais, dit-il en la regardant enfin, c’est sans doute moins évident
pour les petites personnes qui ont une belle tête bien faite et bien pleine.
— Nue ?
— Nue. C’est-à-dire ignorante du bien et du mal, comme le sont les petits enfants qui viennent de naître.
Victor Grandier lui dit que tout l’argent qu’elle investirait dans ces séances lui reviendrait. Elle se transformerait. Trouverait du travail. S’élèverait dans la société. Elle ne se voyait pas. Elle était pleine de qualités. Il fallait simplement l’aider à reprendre confiance
en elle. Un jour, on la respecterait. On finirait par reconnaître son talent et ses capacités.
Elle essaya de se concentrer. Ce n’était pas
facile. Victor Grandier gardait les mots longtemps entre ses lèvres. Il articulait si lentement qu’il fallait attendre la fin de chacune de ses phrases pour la recomposer mentalement afin d’en saisir le sens. Elle ne comprenait pas tout ce qu’il disait mais fit mine de l’approuver, pour cacher l’étendue de son ignorance. Car il avait une voix. Une voix merveilleuse, profonde, veloutée, et des mots qui faisaient oublier la dureté du monde.
Elle tenta d’expliquer. Son mari. Son amant. L’épouse. Les commérages. Le scandale. Leur rupture. Son divorce à elle. Le rejet de sa famille. Le chômage. L’énorme héritage.
Il la regarda comme elle n’avait jamais vu personne le faire.
Comme si elle était importante. Comme si elle était unique. Comme si elle était quelqu’un.
J’allais sur mes vingt-six ans. J’avais tout. Je n’étais rien.