- Tu es bien sexy, ce soir.
- Tu trouves ?
Oui je trouve. C'est étonnant, d'ailleurs. Il y a un moment que je suis avec elle, si je réfléchis bien. J'ai l'habitude qu'elle soit là, quelque part dans le paysage. J'en ai tellement l'habitude que je ne sais pas à quoi ressemble le monde sans elle. C'est là-dessus que j'avais envie d'écrire. Une présence familière, au point qu'elle devient un paramètre du réel. Et l'inévitable érosion qui en découle.
Il se demandait jusqu’à quel point il y avait des différences entre les personnages du livre et leurs modèles. C’était idiot de sa part, il s’en rendait compte. Dans la vraie vie, les autres étaient toujours des personnages plus ou moins imaginaires, parce qu’on ne pouvait pas tout savoir d’eux, on ne pouvait que les imaginer. Delphine et Luc n’étaient peut-être pas aussi parfaits qu’ils en avaient l’air. On a deux vies, écrivait Salter. Celle que les gens croient que vous menez, et l’autre.
Peu avant l’arrivée à Angoulême, le train ralentit sensiblement, alors qu’aucun arrêt n’était prévu. Aussi loin que le regard portait on ne voyait que la houle dorée d’interminables champs de céréales. Quelques centaines de mètres encore, et selon l’expression usuelle, le train s’arrêta en pleine voie. La voix dans le haut-parleur confirma la chose, et pria l’ensemble des usagers de ne pas chercher à descendre.
De l’autre côté de la rangée, un homme chauve se tourna vers Delafeuille.
- C’est toujours pareil quand on arrive à Angoulême. Encore un auteur de BD qui s’est jeté sur la voie.
- Ah. Mais… ça arrive souvent ?
- Tout le temps. Vous savez, ils habitent tous dans le coin, à cause du festival.
- Ah oui, le festival de la bande dessinée. C’est vrai, c’est à Angoulême.
L’homme chauve hocha la tête.
- C’est très dur, la BD. Il y a un taux de suicides très élevé.
- A ce point ?
- Vous n’êtes pas dans l’édition, vous.
- Si, justement. Mais je suis dans la blanche. Je veux dire, la littérature.
- Ah oui, la littérature. Sans blague ? Ça existe encore ?
Delafeuille se raidit.
- A ma connaissance, oui.
- Je vous charrie. Je suis dans la dif. Non, sérieusement, le manga va tout dévorer. En chiffre d’affaires, ils sont justes derrière la litte. Dans moins de deux ans, ils seront les premiers sur le secteur. Faites-moi confiance.
- Oui, enfin, ce n’est pas la même chose. Pas le même public.
- Je ne vous l’envoie pas dire. Ce sont les vieilles qui lisent des livres. Les vieilles. Bientôt elles seront toutes mortes. Les teenagers, non.
Delafeuille ne put s’empêcher de sourire.
- Evidemment, présenté ainsi…
- Mais bien sûr ! Et ils ne grandissent plus, pas ceux d’aujourd’hui. Ils vont traîner chez Pôle emploi au lieu d’aller au lycée, mais sinon, c’est les mêmes. Ils vont continuer à se gaver de Naruto jusqu’à l’âge de la retraite. Vous êtes entré dans une librairie, récemment ?
- Euh, dit Delafeuille.
- Les mangas, c’est un quart de la surface. Pas moins.
- Oui, mais… Tout de même, les livres, c’est notre histoire à tous. La mémoire des hommes, non ?
Le chauve n’écoutait pas. Il regardait son téléphone.
- Je ne suis pas tranquille tant qu’on n’a pas passé Angoulême, marmonna-t-il.
Incipit :
Delafeuille tomba immédiatement sous le charme de Delphine. Sa haute silhouette, son élégance, la vivacité de sa démarche, une certaine gaucherie préservée, ce sourire solaire et désarmant, elle était bien telle que Luc l’avait décrite : une femme unique, comme on n’en rencontre qu’une seule fois dans une vie, ou, ainsi qu’il l’avait précisé, comme il n’en existe qu’en littérature.
- Je suppose que tu n'as pas de romans Star Wars?
- J'ai plein de romans Star Wars. Tu cherches un titre en particulier ?
- Évidemment non. Je n'y connais rien. Est-ce que j'ai une tête à lire des romans Star Wars ?
- C'est un bon investissement. Ceux qui étaient au Fleuve avant sont presque tous épuisés, on les trouve sur le web à des prix hallucinants, des cent euros et plus.
- C'est pour un môme qui ne lit que ça.
- Ken Liu en a écrit un. Et je crois que je l'ai.
- Qui ça ?
- Ken Liu. Ne me dis pas que tu n'as pas lu Ken Liu.
- J'ai lu tout À la recherche du temps perdu. Et toute La Comédie humaine. Je ne peux pas tout faire.
- Tu mens, Delafeuille.
- Bon d'accord. Récemment j'ai surtout lu des conneries. Ce qui sort, quoi.
- Qu'est-ce que je suis bien au rayon polar et science-fiction ! Mais qu'est-ce que je suis bien! Suis-moi.
Le passage à la blanche. Mais oui, bien sûr. Il avait été manœuvré dés le début. Comme un personnage de noir, pour le coup. Tout cela se tenait bien, il devait le reconnaître.
_Vous savez, monsieur Delafeuille, on ne sait pas qu'on est vieux. On ne sait pas quand cette chose-là arrive. Ce sont les autres qui vous le disent. Leur regard. Ou le fait qu'ils ne vous regardent plus.
Luc faisait partie de ces rares privilégiés qui arrivent à vivre de leur plume, et semblait-il, à en vivre très bien. Rien d'étonnant. Par curiosité, Delafeuille avait regardé où en étaient ses ventes avant de venir. De ce côté-là, tout allait bien, les GfK étaient bons. Il se sentit flatté de faire partie de ses amis, et même d'être suffisamment intime pour qu'on l'invite à passer quelques jours avant l'arrivée de l'automne.
Ce sont les vieilles qui lisent des livres. Les vieilles. Bientôt, elles seront toutes mortes. Les teenagers, non.
– Il m'est apparu que les protagonistes sont invariablement des personnages de fiction qui se fantasment comme des personnes réelles, ce qui revient pour eux à prendre en charge le processus même de lecture, le travail du lecteur, ce qu'il a d’unique et de passionnant: croire à l'existence d’un être sur la foi de simples signes typographiques, élaborer son physique, sa psychologie, sa présence et même son absence, et pose une question annexe et troublante. Est-ce aussi notre cas à nous? En termes philosophiques, est-ce le papillon qui rêve de moi à présent ?
— Ah oui, Tchouang-Tseu, intervint Raoul.
— Gnagnagna, marmonna Delafeuille.
— Il est néanmoins intéressant de tisser des liens entre les trois livres, voir comment ils se répondent, comment les mêmes figures se répètent, sur le plan formel. Et notamment le passage à la première personne, présenté comme logique et pourtant immédiatement résorbé. Et sur le plan narratif, par exemple dans ces scènes où les personnages se retrouvent confrontés à la dimension métadiégétique du texte tout en veillant à la préparation d'un bon repas... p. 209