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Critique de Bologne


le monde va mal, nous avons perdu le sens et Dieu est mort. le constat pourrait être pessimiste. Mais si c'était notre chance ? Celle d'une réconciliation entre tous ceux qui se déchirent au nom de Dieu ou de son absence ? Entre l'athée et le croyant ? Si le vrai sens du monde était de ne pas en avoir ? La mondialisation, en nous ouvrant sur l'autre, nous a surtout appris combien il était différent de nous : toutes les cultures se sont repliées sur elles-mêmes de peur de perdre leur identité. C'est incontestable : la conception du réel, le rapport au monde, ne sont pas identiques entre les sociétés occidentales et les sociétés « plus traditionnelles », celles de l'islam ou de l'Inde auxquelles s'attache plus particulièrement ce livre. D'un côté ou de l'autre (et pourquoi pas des deux ?), il y a donc eu « déviance, décentrage, dérive de l'intelligence ». À condition, bien sûr, que l'on croie à l'unité primitive. C'est le postulat fondamental de ce livre.
Mais comment analyser cette impression et reconstruire le dialogue ? le livre d'Hervé Clerc, en s'attachant aux cultures musulmane et indienne, « nos deux Autres principaux », tente de cerner cette différence. Elle tient selon lui à une ambiguïté, celle du mot « Dieu ». « Dieu est mort », avait annoncé Nietzsche au monde occidental ; mais c'est toujours au nom de Dieu que des fanatiques continuent à tuer. Et si l'on prenait Nietzsche au mot ? Celui dont il annonce la mort, c'est le Dieu des croyants, personnalisé différemment dans chaque religion. Mais « quand Dieu meurt, ce à quoi il fait place est encore Dieu », une autre face de Dieu, le versant nord, celui que l'on pourrait aussi bien appeler « cela », ou « rien », ou « l'Ouvert »... Un Dieu qui n'est ni transcendant, ni immanent, car il est le tout, et partout entier. C'est le même postulat, celui de l'unité primitive, que l'on pourrait aussi bien nommer Dieu, ou rien. Les noms de Dieu (il y en a 99 en islam !) serviront de fils conducteurs à l'ouvrage.
Pour faire comprendre ce paradoxe, l'auteur a recours au vieil apologue de l'éléphant : les aveugles qui le touchent croient tour à tour qu'il s'agit d'un serpent (la trompe), d'une colonne (les pattes), d'une corde (la queue) ou d'une balayette (l'oreille). Mais celui qui le voit en entier le reconnaît comme un tout. Ainsi, chaque religion ne connaîtrait qu'un membre (Yahvé serait la queue et Allah l'oreille, ou l'inverse, si l'on préfère) et l'identifierait de manière incorrecte (l'un adorerait une corde et l'autre une balayette). Mais l'éléphant tout entier ne serait connu de personne.
Cet apologue va structurer le livre à la recherche de cette « face nord » qui réconcilierait tout le monde, croyants et incroyants, chrétiens, juifs et musulmans. Cette face nord, on l'aura compris, est celle des mystiques. Les mystiques de toutes les religions se rencontrent dans un même enseignement : l'unité du réel, qu'ils ont vécue dans une expérience fondatrice, sidérante. Et le Dieu qu'ils contemplent, l'éléphant dans son intégralité, correspond à la déité de maître Eckhart, à l'atman des hindous, ou, tout simplement, au réel. Les soufis l'ont reconnu et nommé Allah, mais ce n'est pas le même Allah que celui dont on criait le nom au Bataclan. Si Dieu est tout, c'est lui qu'il tue en mitraillant l'autre.
Toutes les religions en prennent pour leur grade dans cet essai, dès lors qu'elles versent dans l'intégrisme, mais en particulier l'islam — hors, bien sûr, celui des soufis. Tenté un moment par la conversion, Hervé Clerc en a été dissuadé par un ami qui avait sauté le pas et qui le regrettait. Pour autant, il se garde des jugements tranchés et refuse de rester « étranger » à l'islam — comme il le reproche, par exemple, à Claude Lévi-Strauss. L'Occident ne peut plus ignorer l'islam, car il y a en lui, estime l'auteur, une ouverture qui peut parler au chrétien comme au bouddhiste. « L'ère des religions closes est révolue » : à nous d'aller chercher en chacune d'elle, et dans la philosophie athée, les moments d'ouverture. Ils nous apprendront à voir l'éléphant dans sa totalité plutôt que d'enfermer dans des livres sanglants telle ou telle partie de son anatomie.
le propos est généreux, souvent convaincant, parfois étourdissant. le lecteur peut passer sur la même page de Bhradata à Platon, à Simone Weil puis à Thérèse d'Avila. le grand tout a parfois le dos large, mais sans cela, serait-il le grand tout ? Hervé Clerc se sent comme un humaniste de la renaissance : « on l'accusait de syncrétisme, panthéisme, concordisme, salade niçoise », mais il avait libéré la vérité de son carcan. le ton, surtout, est libéré des lourdeurs philosophiques ou théologiques pour adopter celui du conteur.
Si l'on accepte le postulat de base, quelques problèmes (pro-blêma, en grec : ce qui est jeté devant nous et qui fait obstacle...) éternels se résolvent comme d'eux-mêmes. Celui de la vie et de nos surcharges permanentes, par exemple : si nous habitons notre vie comme on habite une maison, à quoi servirait une maison « remplie à péter de briques et de ciment ». Et à quoi sert notre vie, encombrée d'affaires et de soucis ?
le problème du mal, également. En dehors du réel, il n'y a que l'apparence — la Mâyâ hindouiste. Les aveugles qui voient dans l'éléphant une corde ou une balayette en sont victimes. Et si Dieu est le réel, cela veut dire que le mal n'est qu'apparence, qu'il se déploie dans un entre-deux qui n'est ni être, ni non être. Dieu étant dépourvu d'attribut ne peut connaître le mal.
Et puis, le problème de la création, dont l'utilité n'est pas évidente, pour un Dieu omnipotent et omniscient. Si Dieu a créé le monde, répond Hervé Clerc, c'est pour se connaître, car l'oeil ne peut se voir lui-même. le monde est le miroir dans lequel il se contemple.
Sans oublier le problème de la perte de sens. Si le monde occidental est aujourd'hui vide de sens, après avoir proclamé la mort de Dieu, c'est peut-être parce que « ce qui croît, aujourd'hui, dans la désolation du monde, cachée par elle, est la face désertique de Dieu, libre de tout élément anthropomorphique », au même rythme que disparaît la face du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
Et le problème qui déchire pour l'instant l'islam, qui porte en lui les deux versants de la montagne divine. « Quand l'islam est tout petit, il est compatible avec la démocratie, la laïcité, la liberté de penser, de se moquer, de blasphémer. Il passe à travers les murs. Il est chez lui partout. »
Tout cela est-il convaincant ? Intellectuellement, sans aucun doute. Et l'on sait gré à l'auteur de nous guider avec une telle fraîcheur, une telle clarté, par des apologues ou des aphorismes confondants, parmi les concepts les plus ardus de la philosophie et de la mystique. On voudrait croire que le mal n'est qu'une apparence, que la perte de sens est une expérience fondatrice et que l'islam est compatible avec la démocratie. Mais cela doit passer par une révélation, non par un raisonnement. Et la révélation, contrairement au bon sens de Descartes, n'est pas la chose la mieux répartie au monde...
L'athée se demande par ailleurs, si tout le mal vient du mot « Dieu » et de son ambivalence fondamentale, pourquoi il est si difficile d'y renoncer tout à fait. Certes, Hervé Clerc nous propose quelques autres termes, qui conviennent aussi bien à l'athée qu'au croyant, mais le plus employé reste bien le plus ambigu de tous, et celui qui a fait le plus de dégâts... Certes, c'est un premier pas encourageant, de nous inviter à appeler « Dieu » ce que nous nommons « cela » (ou « absolu », ou « GADLU », ou « Grand Peut-Être »...), mais le vrai pas serait de renoncer soi-même au mot « Dieu ». La volonté de résoudre certains problèmes qui ne concernent que le croyant (comme celui de la contemplation de Dieu dans sa création) impose un vocabulaire encore trop tenté de religieux. La perspective en reste faussée. Oui, je suis prêt à appeler « Dieu » — c'est un mot comme un autre — le réel ni transcendant, ni immanent qui nous entoure. Alors, admettons que le croyant soit prêt à appeler « réel » le Dieu auquel il a voué un culte millénaire. Les mains seront tendues, mais quand elles se serreront, il restera à mettre un nom sur « cela ».
http://www.jean-claude-bologne.com/lectures16.html#clerc
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