A quoi, à qui pense-t-elle, cette toute jeune femme qui semble s'enfouir dans son caban rouge ? Petit Chaperon perdu, la tête appuyée contre la vitre,elle semble somnoler, étrangère aux paysages et à la vie qui passent de l'autre côté. Et cet homme, sanglé derrière sa cravate, asphyxié par son costume et par sa vie trop étroite, de quoi, de qui se méfie-t-il lorsqu'il jette des coups d'oeil hargneux à ce jeune homme accroché à son portable ? Et celui qui se concentre sur des sudokus, quelles images cherche-t-il à effacer ? Et cette femme au regard sans illusion, qu'a-t-elle vécu pour que son visage garde les traces des renoncements et du mépris de soi ? Et cette autre si bien coiffée, si bien habillée, quels secrets inavouables ronge-t-elle en même temps que ses ongles ?.... Sept, ils sont sept dans le compartiment d'un RER qui traverse imperturbablement un soir d'hiver d'une banlieue à l'autre. Leurs corps s'abandonnent les uns près des autres sans que rien les relie hormis des regards furtifs, hormis l'ébauche d'une curiosité vite réfrénée. Alors que le trajet aligne la succession immuable des arrêts, des montées, des descentes, des plages de lumière qui tranchent la nuit, chacun s'enclôt dans ses pensées bercées par le bruit du glissement sur les rails. Chacun se raconte sa propre histoire à rebours du voyage vers une destination mouvante. Des trajectoires inverses en quelque sorte. Tourné vers eux-mêmes leur regard saisit à peine le monde qui les entoure, ces portions de villes et de vies que fend la ligne du train. Derrière les fenêtres, dans les rues, dans les immeubles entraperçus au fil de la course, d'autres existences se nouent et se dénouent dans l'intimité des foyers. Anonymes.
La grâce et le rythme de l'écriture d'
Anne Collongues nous convient à ce voyage. Silencieux, attentif, le lecteur s'assoit tour à tour près de Marie, d'Alain, de Franck, de Liad, de Laura, de Cherif et de Christelle et partage avec eux la lente remontée des souvenirs, des évènements qui les ont brutalement "séparés" de ce qu'ils rêvaient d'être. Les souffrances enfouies, les sentiments explosifs, les chagrins inexorables, la mort et la vie se dévident et tracent des chemins biscornus qui aboutissent tous à ce compartiment, sur cette ligne du RER à ce moment précis.
Les récits s'enchaînent l'un à l'autre, s'éloignent, reviennent et s'entrelacent par la magie d'une écriture qui sinue et s'insinue dans le profond des êtres, à l'heure des choix, là où une intersection vient couper la route rectiligne du RER. Une écriture qui nous fait voir, écouter et ressentir aussi bien les flashs colorés des néons qui disparaissent dans la nuit que l'étouffement d'un coeur qui s'effondre.
Maîtrisé de bout en bout, "
Ce qui nous sépare" me laisse une empreinte profonde, vivante, le sillon d'une mélancolie lucide et compatissante.