Les Ténèbres et la Nuit

C’était de propos délibéré que Ballard n’avait pas enregistré ces deux interrogatoires. Un enregistrement effectué dans les heures qui suivent une agression peut constituer une mine d’or pour une avocate de la défense. Elle peut — car oui, les violeurs intelligents ont souvent recours aux services d’avocates pour impressionner les jurés — s’emparer de la moindre différence entre ce qui est dit à la barre et ce qui a été raconté lors du premier interrogatoire pour creuser un tunnel où pousser les jurés dans leur recherche du doute raisonnable, et Ballard devait toujours penser à la suite alors même qu’elle n’en était encore qu’à essayer de résoudre l’affaire. »

- Et donc, quand on parlera à Bosch, il nous sortira la même histoire ? lui demanda Sanderson.
- S'il accepte de vous parler, répondit-elle. Il n'a pas quitté le LAPD en très bons termes. Alors... bonne chance !
- Et il n'y a rien de romantique entre vous deux ?
- Si j'étais un homme et avais demandé de l'aide à un inspecteur à la retraite, me demanderiez-vous s'il y avait quelque chose de "romantique" entre nous ?
- Je prendrais donc ça pour un non.

L'autopsie fut de pure routine, sauf que le corps nu de Javier Raffa sur la table d'examen montra à Ballard jusqu'où il était allé pour fuir la vie de membre de gang et donner un exemple à suivre à son fils Gabriel. Douloureux étalage de tatouages effacés, il avait, en plus de celles qu'elle avait déjà remarquées sur son cou, des cicatrices de laser partout sur le torse, le ventre et les bras. Elle songea qu'il avait dû lui falloir des années pour se débarrasser de toute cette encre et cela lui rappela les moines qui se flagellent pour se repentir de leurs péchés. Quels qu'aient été ceux de Raffa, le prix qu'il avait payé été costaud.

(Le Figaro Littéraire du 01 septembre 2022)

CONNELLY AU PLUS PRES DU REEL
Deux affaires complexes pour le tandem de choc Harry Bosch-Renée Ballard.

ON ne s’en lasse pas ! Ténèbres et la Nuit vingt-sixième volume de la série Harry Bosch (qui est aussi le quatrième de la série Renée Ballard, puisqu’on retrouve ce tandem de choc), vaut le détour. Paru en 2021 aux États-Unis, The Dark Hours est essentiellement centré sur la jeune policière apparue en 2019 dans En attendant le jour (2017 aux États-Unis).
Le soir du Nouvel An, en pleine pandémie, à Los Angeles, les policiers sont à cran. On tire des feux d’artifice, mais pas que. La preuve, l’inspectrice Renée Ballard doit gérer une fusillade qui a fait un
mort. Un garagiste qui fut autrefois membre d’un gang violent. Ce serait anodin à LA si le garçon en question n’était déjà apparu, des années plus tôt, dans une affaire dont Harry Bosch avait la charge.
Aujourd’hui en retrait de la police, le légendaire Bosch ne refuse jamais d’apporter son soutien à Ballard, qui est un peu son héritière, excellente enquêtrice et forte tête à la fois.

Mais Renée la solitaire, adepte du surf à ses heures perdues, n’a pas que cette histoire de garagiste à élucider. Elle traque également ceux que l’on a surnommés les « Hommes de la nuit », un redoutable tandem de criminels qui s’en prend à des femmes seules, s’introduit chez elles et les viole. Peu nombreuses sont celles qui osent porter plainte.
Les policiers ont d’autres chats à fouetter. #MeToo n’a semble-t-il fait qu’effleurer les hommes du Los Angeles Police Department, le fameux LAPD, dont la réputation ne cesse de dégringoler. La crise du Covid n’a rien arrangé.

Michael Connelly, comme d’habitude, est au plus près de l’actualité, n’hésitant pas à pointer du doigt les dérives de l’institution policière. C’est ce qui fait la force de ses romans, aussi bien documentés que construits.

On dit souvent que quiconque veut connaître Los Angeles doit parcourir Sunset Boulevard du centre-ville à la plage. C'est par cet itinéraire que le voyageur peut découvrir tout ce qui fait la ville : sa culture et ses gloires aussi bien que ses nombreux échecs et fissures. A partir du centre-ville, où plusieurs blocks ont été rebaptisés Cesar E. Chavez Avenue il y a trente ans de cela pour honorer ce leader syndical et défenseur des droits civils, il traversera Chinatown, Echo Park, Silver Lake et Los Feliz, puis, après avoir bifurqué vers l'ouest, découvrira Hollywood, Beverly Hills, Brentwood et les Palisades avant de déboucher sur l'océan Pacifique. A suivre cette artère à quatre voies, il traversera des quartiers pauvres et des quartiers riches et longera des campements de sans-abri et des palaces, des institutions ironiques du savoir, du divertissement, de la nourriture et des religions cultes. Cette rue semblait traverser cent villes, et pourtant il n'y en avait qu'une seule.

- Quand on tombe sur deux types comme ça… Tu sais, deux mecs qui pensent de la même façon…
Puis il se tut.
- Oui, et alors… ?
- C’est juste que un et un, ça ne fait pas deux, tu sais ? ils se nourrissent l’un de l’autre. Un et un, ça fait trois… et c’est l’escalade de la violence. A la fin, violer ne leur suffit plus. Il faut qu’ils tuent. Faut les serrer maintenant, Renée.

-- Quoi ? Vous m'arrêtez ? Pour quel motif ? Je dormais !
À force d'être du quart de nuit, Ballard avait plus d'une fois eu droit à ces protestations incongrues selon lesquelles dormir aurait été une espèce de sécurité contre toute arrestation ou interrogatoire mené par la police. ( p 302 )

Protéger et servir, oui, mais l'image, plutôt que les citoyens !

Ballard l’avait senti au bout d’à peine deux minutes, et non pas deux heures, d’interrogatoire. Un individu suspecté de meurtre l’avait manifestement suivie et s’était servi de rossignols pour entrer chez elle pendant qu’elle dormait. Elle s’était défendue et, de sa propre initiative ou pas, le type était mort, et c’était elle qui se faisait taper sur les doigts par ceux-là mêmes qui auraient dû couvrir ses arrières. Le monde était parti en vrille et pour la première fois depuis longtemps, elle se dit qu’elle pouvait très bien y perdre son boulot.

Pour elle, Bosch était une sorte de gourou des Homicides depuis le soir où elle l'avait surpris en train de fouiller dans les classeurs du bureau de la division... bien après qu'il eut pris sa retraite. Elle ne savait pas trop si c'était sa sagesse ou son expérience, voire si ce n'était pas l'expérience qui lui avait donné cette sagesse, mais qu'il soit toujours bien plus qu'un simple renfort, ça, elle le savait. C'était son point d'appui et elle avait confiance en lui.