[...] On ne pouvait s'y tromper : un vapeur désarmé était chose morte ; un voilier semble en quelque sorte toujours prêt à reprendre vie au souffle des cieux incorruptibles ; mais un vapeur, pensait le capitaine Whalley, tous feux éteints, sans les chaudes bouffées qui de ses profondeurs montent à votre rencontre sur le pont, sans le sifflement de la vapeur, sans les bruits métalliques dans son sein, repose là, froid, immobile, sans pulsation, comme un cadavre.
Son cœur battait violemment sous l'effet d'une crainte étouffante des blancs, de ces hommes à l'obstination arbitraire qui poursuivent inflexiblement leurs dessins incompréhensibles - ces êtres qui avaient d'étranges intonations dans la voix, étaient mus par des sentiments inexplicables, animés par des mobiles impénétrables.
[...] Il y avait eu un temps où les hommes comptaient.
incipit :
Longtemps après que le vapeur Sofala eut changé de route pour rallier la terre, la côte basse et marécageuse avait conservé l'aspect d'une simple tache d'obscurité au-delà d'une étendue scintillante. Les rayons du soleil tombaient violemment sur la mer calme - ils semblaient se fracasser sur une surface impénétrable et se transformer en poussière étincelante, en une éblouissante vapeur lumineuse dont l'éclat changeant aveuglait l'oeil et lassait le cervau.
Le capitaine Whaley ne regardait pas la mer. Quand son serang, s'approchant de l'ample fauteuil de rotin qu'il remplissait sans peine, l'avait averti à voix basse qu'il fallait changer de route, il s'était levé aussitôt et était resté planté sur ses pieds, le visage tourné vers l'avant, tandis que le nez de son navire décrivait un quart de cercle. Il n'avait pas prononcé un seul mot, pas même l'ordre de redresser la barre. ç'avait été le serang, un petit Malais plus tout jeune, vif et très brun de peau, qui avait murmuré l'ordre à l'homme de barre. Et alors, lentement, le capitaine Whalley s'était rassis dans le fauteuil sur la passerelle et avait fixé du regard le pont entre ses pieds.