Bien m'a pris de m'embarquer en cette fin d'automne dans ce volumineux roman de
Joseph Conrad dont l'auteur assume lui-même la longueur dans sa préface ; il y répond aux critiques qui lui avaient reproché la longueur de ce récit en précisant qu'il aurait pu, en effet, écrire l'histoire qu'il raconte sur une feuille de papier à cigarette, mais que ce cela aurait supposé un détachement dont il ne se sentait pas capable. Effectivement, l'auteur s'attache de fort près à ses personnages et nous fait partager la proximité qu'il entretient avec eux.
Dans un salon où, avec force détails et commentaires psychologiques, le narrateur nous expose les prémices d'une histoire dont on ne saisit que très progressivement l'intrigue, la question met du temps à être posée. Conrad concentre par petites touches successives l'attention du lecteur sur Flora de
Barral, femme malheureuse toute jeune, qui s'avère être le personnage principal. Tout l'art du romancier est de nous faire partager la fascination qu'il éprouve lui-même à voir et sentir vivre ses personnages.
Un rapprochement a-t-il jamais été fait entre Conrad et
Proust ? Ils ont l'un et l'autre un irrésistible talent pour nous décrire avec un apparent détachement et une minutie presque maniaque les états d'âme de leurs personnages.
Après quelque deux cents pages initiatiques, les quatre personnages principaux embarquent sur un grand voilier (le Ferndale) qui, au terme d'une longue traversée, les emporte vers leurs destins. le huis clos les enferme.
À en juger par le nombre de cigares fumés par le narrateur, une fois revenus à terre, nous aurons passé un grand nombre d'heures à son écoute, mais sans que jamais l'ennui ne nous ait gagné. C'est que, pour partie, la qualité de la traduction (que l'on doit à
Roger Hibon) entretient le charme avec lequel l'auteur dresse pour nous un tableau où l'amour ou [la faillite de l'amour ?] le dispute à la haine.
PS- Un bémol relatif à la mise en pages peu moderne : la surabondance de guillemets (" et « ») est exaspérante et serait dans doute mieux maîtrisée de nos jours, malgré les emboîtements successifs de paroles rapportées (celles du narrateur qui dit qu'untel a révélé qu'on lui avait dit ─ou il aurait entendu─ que ...).