Nostromo reprend les grands thèmes chers à l'auteur de ‘
Lord Jim' et de ‘
Au coeur des ténèbres ‘: l'exil, la trahison, la solitude, le désir de puissance, l'échec, l'aspiration au rachat, le vertige du néant. L'action se déroule dans une République latino-américaine fictive ‘Le Costaguana', synthèse de l'Amérique du Sud , mais surtout microcosme où se côtoie des représentants de quelques-unes des principales nations du monde à la fin du XiXè siècle, États-Unis, Angleterre, France et Italie, Allemagne. Et sur le mode commémoratif et culturel, Espagne. Il est troublant. de voir à quel point le nouveau paysage mondial de l'époque. Reflète encore celui d'aujourd'hui. Dans cette République s'opposent ou s'allient les intérêts matérialistes des nations développées avec ceux nationalistes des peuples autochtones. À travers les nombreux personnages du roman figurent les partisans du peuple et les défenseurs de l'élite sociale. Les libéraux et les conservateurs, les progressistes et les nostalgiques de l'ancien temps. Les patriotes et les cosmopolites. le livre contient aussi une part autobiographique, lorsque la main de
Joseph Conrad emprunte celle de
Nostromo qui écrit à Antonia Avellanos dans l'avant-propos. Antonia incarnant et celle qui fut son premier amour autant de sa lointaine
jeunesse polonaise. Une patriote (évidemment belle) mais intransigeante, puritaine, qui ne donnera son coeur qu'à un homme qui partagera son ambition pour son pays, le Costaguana, et le respect de son peuple. Ce roman dresse un constat implacable : pour Conrad il n'y a rien à espérer de l'action politique, rien de substantiel qui ne saurait affecter profondément le destin des hommes. Ce destin est scellé par la nature humaine fondamental, dressant un véritable mur entre les discours politiques qui sonnent en creux, et le véritable courant qui alimente l'histoire. Que le peuple est ainsi abusé, car. « l'esprit populaire est incapable de scepticisme. Et cette incapacité, livre sans défense, les gens du peuple, on jonglerait des escrocs comme à l'enthousiasme impitoyable des visionnaires inspirés. »
La mine de San-Tomé représente ce paradoxe : les promesses d'avenir de tout un pays sont soumises aux caprices des hommes. On peut également voir une critique de Conrad des excès du capitalisme dans les conséquences tragiques qu'aura le trésor sur
Nostromo et Decoud. Malgré leur volonté de demeurer intègres, ils ne pourront s'empêcher de ternir cette qualité, ce qui les conduira à la mort directement ou par le biais d'une tierce personne.
Les trois thèmes principaux du roman sont les suivants :
Il n'y a pas d'histoire. L'histoire n'est que la répétition des mêmes événements. Depuis l'arrivée des Conquistadores, les révolutions et l'alternance des régimes politiques dits démocratiques avec les dictatures officielles se succèdent . le fanatisme, le pragmatisme ainsi qui l'extravagance sont les ressorts de ces évènements. Seule un véritable recul face à l'actualité, que représente le Père Cobelan, conduit à la révélation d'un visage insoupçonné, cauchemardesque de l'humanité. On retrouve les traits de Kurtz.
L'action est inutile. Elle est certes nécessaire, traduisant la conviction (ou la pulsion humaine) en acte. Même vaine, elle apporte une réconfortante illusion d'une existence indépendante, alors que nous ne sommes qu'un rouage impuissant de l'ordre général des choses.
Nostromo, qui croit être libre de ses décisions et, mieux encore, prendre part activement à la révolution n'en demeurera qu'un messager. Il constatera amèrement n'avoir été qu'un outil utilisé par Don Carlos.
Enfin. Il n'est ni sur les êtres, ni sur les choses des vérités connaissables avec certitude. À aucun moment du roman, un acteur ne possèdera de vision complète sur les événements ni sur les individus. Personne ne peut prévoir la révolution qui va éclater ni son dénouement. Notre conscience ne perçoit que ce qui retient fugitivement notre attention, stimule notre désir. ,satisfait notre espérance ou confirme une idée préconçue.
Nostromo est donc un roman puissant, dense et par les thèmes abordés demeure d'actualité. C'est aussi un roman d'idées, d'idées, qui témoigne de la nocivité des idéologies. Et de leur logique. Et semble plaider sur la supériorité d'une sensibilité morale incarnée par le Docteur Monygham. Cette , sensibilité, demeure indifférente aux discours politiques, aux rationalisation des conduites égoïstes ou passionnées , dogmatiques. Mais elle demeure attentive à autrui, capable de dévouement et d'abnégation.
En tant que lecteur, j'avoue avoir quelque peu souffert pour terminer ces presque 700 pages. Les nombreux détails narratifs de
Joseph Conrad confèrent une certaine lourdeur à l'ensemble. Pourtant, en rédigeant, cette critique, je m'aperçois que
Nostromo est d'une intensité rare, le lecteur est plongé dans l'action et partage dans les moindres détails les sentiments des personnages. Ces personnages à la fois divers et subtils, maintiennent la trame tendue d'une page à l'autre, le tout dans une atmosphère délicieusement exotique. le vécu de Conrad, contemporain de cette époque, permet de maintenir l'oeuvre dans le cadre historique, d'autant plus que le décor et les noms ; le lieux ont été soigneusement inspirés du réel.
Ce n'est pas le roman le plus dense ni le plus simple de Conrad, je conseillerai comme première lecture de son oeuvre ‘
Au coeur des ténèbres'.
Enfin, je recommande l'édition Flammarion, préfacée par
Franck Lessay (dont j'ai repris pas mal d'éléments pour cette critique). le lecteur aura les clés de lecture et son agrément en sera d'autant plus grand au cours des pages.