Même dénué de toute expérience dans l’art du conteur, un homme d’imagination a son instinct pour le guider dans le choix des mots et le développement de l’action. Une parcelle de talent fait pardonner bien des erreurs. Mais il ne s’agit pas ici d’une œuvre d’imagination ; je n’ai aucun talent, et ce n’est pas l’art de la composition, mais au contraire l’absence de tout art qui pourra valoir à mon ouvrage une certaine indulgence.
Ma parole, nous autres Russes sommes une nation d’ivrognes ! Il nous faut toujours une ivresse quelconque, pour devenir fous de douleur ou abrutis de résignation, pour tomber inertes comme une souche, ou mettre le feu à la maison… Je voudrais savoir ce que doit faire un homme sobre. On ne peut pas se tenir absolument à l’écart de ses concitoyens. Il faut être un saint pour vivre dans un désert !
Il faut des hommes comme moi pour faire de la place aux froids penseurs comme vous. Et ces hommes-là ont fait le sacrifice de leur vie… ce qui ne m’empêche pas cependant de désirer me sauver, si je le puis. Ce n’est pas ma vie que je veux mettre à l’abri, mais la puissance d’action qu’il y a encore en moi. Je ne vivrai pas dans l’oisiveté.
Mais un professeur célèbre, c’est quelqu’un, et son mérite mettrait sur l’étiquette Razumov un nom honoré ! Il n’y avait rien d’étrange, en somme, dans ce désir de notoriété qu’éprouvait l’étudiant, car la véritable vie d’un homme est celle que lui assignent dans leurs pensées les autres hommes, guidés par le respect ou l’amour naturel.
Ramouzov ne lutta pas. Les trois hommes le maintenaient cloué à la paroi, tandis que Nikita, prenant position légèrement de côté, balançait sans se presser son énorme bras. Razoumov, cherchant des yeux un couteau dans la main, la vit venir sur lui ouverte, sans arme, et reçut un coup formidable sur le côté de la tête, dans la région de l'oreille.
Il n’y a vraiment, dans tout le domaine des sentiments humains, aucune joie ou aucun chagrin que la femme ne sache comprendre, anoblir et spiritualiser par son interprétation.
Les mots, vous le savez, sont les plus grands ennemis de la réalité. J’ai été pendant de longues années professeur de langues étrangères, occupation qui finit par devenir fatale pour les qualités d’imagination, d’observation et d’intuition dont un homme ordinaire a pu se sentir doté à un degré quelconque. Le professeur de langues voit infailliblement arriver un moment où le monde ne lui apparaît plus qu’à l’état d’un marché de mots innombrables, et où l’homme fait simplement figure d’animal parlant, peu supérieur en somme à un perroquet.