Matthieu a le front bombé des étriqués. Il ne pourrait ressembler à personne comme il ressemble à tout le monde. Il travaille ici depuis quinze ans. Il est droit et appliqué. On a fini par lui confier la réception tout entière. Ses dents rayent, bien entendu, mais comme souvent, à trop rayer, elles s’agrippent et s’enfoncent. Il est droit et appliqué, mais jamais il ne montera plus haut. Il est en place, on est content de lui. Le miel qu’il crache sans cesse aux souliers du directeur n’y changera rien. C’est un pion que l’on oublie tant il est bien posté.
A son tour, comme les patrons des brasseries, il observe la salle dans son ensemble, la fréquentation, son nombre, son genre. Il sait à qui il a affaire, d’un coup d’œil, il reconnait le couple en lune de miel ou le médecin en congrès, l’aristocrate voyageur ou la femme adultère. Lorsqu’on déjeune seul, tous les jours à la même table, le regard s’affûte jusqu’à percer les âmes.
Tu fais l’amour à l’américaine, comme dans un drame sophistiqué. Tu es appliquée, consciencieuse – pas gênée un instant. Tu connais ton corps et ses plaisirs. Tu es ma première femme libre. D’ordinaire, je donne plutôt dans les servantes. Je sens tout le poids de leur culpabilité. Tu as l’air si assurée – tu n’as rien à y perdre, toi. Les bonnes font l’amour comme elles s’arrachent à leur devoir. Je les soupçonne même parfois de penser au temps perdu sur leurs corvées quand elles se donnent. C’est rapide, jupe soulevée et cuisses ouvertes. Toi tu te sens légitime à faire l’amour. Jamais on ne t’a appris que ce sont des choses sales, un homme qui baise une femme.