Je savais que ça n'allait pas. Je me doutais bien, par moments, que ça n'allait pas fort. Mais de mon côté, je boitais bas, ces années-là. Et un certain nombre de gens souffraient autour de moi, sans être pour autant considérés comme malades, pas plus que moi.
Quant à ceux qui l’étaient profondément, malades, ceux qui étaient atteints de troubles psychiques, on faisait tout pour le cacher. C’était une honte à l’époque, dans une famille, de compter une personne soignée pour ce genre de désordre. Nous avons peine à le croire aujourd’hui, on encourait le discrédit, la mise à l’écart. Les frères et sœurs risquaient d’être considérés comme impropres au mariage — «il y a de la folie dans la famille». Alors on taisait la réalité. On disait «Elle est fatiguée», « C’est un original, celui-là», «Il n’a jamais vraiment trouvé sa place». Tout était confondu. Les mêmes périphrases pouvaient désigner un homosexuel, un grand dépressif, ou quelqu’un qui avait commis une faute grave et en payait le prix d’un silence sur sa personne - une femme, faut-il le préciser, qui avait eu le tort de se laisser séduire avant d’être mariée, par exemple, ou qui, dûment mariée, avait fait un écart et, pire, n’avait pas su trouver moyen que cela ne se sache pas. p. 122
« Ma mère était familière des PENSÉES de Marc Auréle.
Elle ignorait les émotions négatives, la tristesse ou le regret , la rancoeur .
Elle était par nature confisante, passionnée, fantaisiste, gourmande—— avant tout femme de plaisir——.
Persuadée d’avoir fait librement ses grands choix de vie, et consciente d’être gâtée par l’existence .
Fondamentalement sage, fondamentalement heureuse. »
Une fille de ma génération portait en elle, à vie, la conviction d'être par nature moindre, et dépendante, à jamais. Une petite fille des années 60 se savait par définition une demi-portion, un accessoire, tout au plus une future femme, c'est-à-dire, en attendant, rien : rien avant d'avoir été engrossée, unique compétence à laquelle elle pouvait prétendre, si l'on peut dire puisqu'elle n'y parviendrait jamais seule.
Elle se savait, qu'elle le veuille ou non, un spécimen du sexe faible, destinée à vivre dans un monde fait par et pour le sexe fort, un monde où les hommes régnaient, les hommes dotés, eux, par nature, de tous les talents, l'autonomie et l'intelligence, l'aisance physique et le droit de se faire entendre en société, le devoir d'agir et de prendre leur place, d'exceller, de se distinguer et d'être applaudis (ce qui comblerait leur mère de joie).
Variantes : la petite-fille se savait être une empotée, ou une geignarde, une chichiteuse, un bibelot.
Mon père, qui avait beaucoup désiré fonder une famille, qui aurait été désolé de n'avoir que des fils et qui était un homme bon, disait devant nous qu'il était bien content d'avoir eu "des fils intelligents et des filles jolies". Il ne le disait par misogynie, ni par tradition, mais parce qu'il aimait le bonheur et le souhaitait à ses enfants, et que c'était un observateur réaliste et sensible de la cruauté sociale.
Elle travaillait toujours avec acharnement. La gloire du corps visiblement ne lui suffisait pas. Elle voulait être Nathalie Sarraute avec quelque chose de plus. Une femme qui s'impose par son esprit et dont on dit : « Et superbe, avec ça ».
« C’est la sécurité affective dont j’ai le souvenir , la sécurité absolue nous baignant comme une mer chaude qui me fait appeler amour ce que nous avons partagé , Sybil et moi .
Nous vivions là un privilège , une grâce que je ne pensais pas en ces termes mais dont toutes les fibres de mon être étaient sûres . »
« Je ne suis pas la seule. Pourquoi reprocher à quelqu’un de vous avoir trahi, alors qu’on est soi-même un buisson de trahisons?
C’était ainsi. Il y avait une loterie humaine. Il y avait des castes. Il y avait des étoiles sur de rares fronts. Il y avait des chevelures de reine et des queues de rat, des épaules tombantes, des jambes courtes. (Mon Dieu, ce que peut être ingrate une fille de quatorze ans pataude, dans des vêtements qui ne lui vont pas, en jupe trop courte et chaussettes, dans des mocassins avachis. Je décris là une photo de moi.)
Les philosophes grecs la définissent quelquefois en creux, négativement. « Celui qui a beaucoup d’amis n’a pas d’amis. » « Entre amis, on n’a pas besoin de justice » : car on ne se fait pas de tort.
Cet amour-là est ferme. Il dure. C’est celui-là qu’il faut chercher.
Le bonheur laisse derrière lui une vapeur d'or qui se dissout aussitôt et s'efface. p. 49
Celui ou celle qui un jour a détourné les yeux, ce n'est pas tant qu'on s'interroge sur lui. On rêve de le retrouver, c'est autre chose. On sait que ce n'est pas possible - d'autant que l'on voudrait se retrouver alors, avant qu'il ne s'en soit allé, ou elle.