On ne tire pas sur une ambulance.
J’ai fait la Marne, la Somme, l’Argonne et le toutim mais, blague à part et sans vous offenser, je voudrais pas êt’ à vot’ place !
Dans leur dos, tandis qu'ils tanguent et roulent de trous en fossés et de ravines en talus, la bataille s'intensifie... L'artillerie s'est mise de la partie, et des obus de tous calibres retournent la terre, exhument des morts et ensevelissent des vivants. Le ciel est en feu. Il fait jour comme en enfer.
Tenez! C'est tout ce qu'il reste de vos copains! Et surtout, ne nous dites pas merci, ça nous gênerait!
- Décidément, y a d'bon dieu que pour les galonnés.
- Mais attendez qu'la paix revienne et qu'on sorte de cette merde, on réglera nos comptes! Faites confiance aux poilus!
- Merde! Il est vivant?
- C'est Favre! Ça c'est con, la lettre pour sa famille est partie ce matin, c'est un truc à tuer sa mère.
Dans le halo ivre des lampes-tempête, Louis découvre l'horreur des lendemains d'attaque... Des corps partout, agenouillés, étendus, roulés en boule, étêtés, démembrés, effondrés en tas au fond des trous d'obus... Pas un gémissement, pas un râle, pas un appel... Le vent, seul, lugubre, se plaint. Oh bien sûr, il a vu les tableaux figurant les guerres de l'Empire, Wagram, la Moskova, Waterloo... Il a étudié ceux de Meissonier sur la guerre de 70, il a cru, naïvement, s'être préparé à l'horreur. Cette nuit, il apprend le mensonge d'une certaine forme d'art qui ne fait frissonner que les jeunes filles. Comment les vétérans de ces combats sauvages n'ont-ils pas arraché ces toiles de leurs cimaises? Où ont-ils trouvé la force de ne pas étouffer les peintres en leur faisant avaler leurs médailles? Louis entend, sous son crâne, résonner les rires des grues de boulevard... Il voit les terrasses des cafés remplies de mâles avantageux prônant l'offensive à outrance. Ses oreilles s'emplissent de musiques de caf' conc', de cancan, d'harmonies chamarrées claquant des cymbales dans les kiosques de jardins publics... C'est l'heure de la sortie des théâtres et des cabarets. Paris brille de tous ses feux... Et ces pauvres types... Louis pleure. De révolte, de rage... Comme un enfant écoeuré par l'injustice des adultes. A chaque fois qu'il bute contre un corps, il se baisse, ôte la plaque matricule, prélève ce qu'il peut: un portefeuille, un briquet, un canif, un stylo, une médaille pieuse... La musette est vite pleine...
Je suis vraiment médecin, mais, cela doit se voir, je ne suis pas un guerrier.
Louis n'a plus vraiment peur, il est au-delà de ce sentiment... Il s'attend tellement à mourir, là, maintenant, que chaque seconde gagnée est une vie entière!
En face il y a beaucoup de gars qui ne sont pas pires que nous, mais il y en a aussi qui sont beaucoup pus fumiers...