Pour le jeune homme, la guerre est un jeu, mais pour le vieil homme ce n'est qu'un souvenir. Rentrez dans le Montana, reprenez votre place au bar, côté client, côté patron, comme vous voudrez, mais rentrez chez vous et profitez de votre âge mûr...
En plus d’avoir l’air encore plus fou qu’il ne l’était , Norman semblait être le seul survivant d’un cataclysme génétique, un homme fait de morceaux, et dont tous les morceaux provenaient de gens différents sans aucun lien entre eux. Ses cheveux ternes et graisseux drapaient un visage long et pâle aux yeux gris clair, avec une moustache fine d’allure quasi orientale. Ses longs bras maigres s’achevaient sur des mains minuscules. Ses jambes courtaudes peinaient à charrier le torse d’un homme de grande taille sur des pieds si petits qu’un prince chinois aurait pu les vénérer. Et puis bien sûr il y avait l’œil, éternellement fixé avec grand intérêt sur un point situé juste un peu au-dessus de votre épaule, perdu dans un monde parallèle où règne la folie. Et l’odeur, mélange d’urine rance, de dents pourries, de marijuana et aussi sans doute de pluies acides et de muqueuses mycosées, qui s’accrochait à lui comme un mauvais karma.
Solly trouvait cela très drôle, il souriait comme un chat qui aurait enculé puis dévoré un canari.
- Vous avez accepté un chèque de Norman l'Anormal, les gars ? Vous êtes complètement tarés ou quoi ? demandai-je.
La vie est une plaisanterie. Il y a juste à espérer qu'elle soit drôle. Et non pas mauvaise.
- Où est passée la notion de non-violence ? demandais-je aux gars.
- Elle ne fonctionne qu’avec les coupables et les gauchistes, dit l’un, puis l’autre ouvrit la marche vers la porte en riant.
Ça me faisait du bien de marcher comme ça, sur le trottoir miteux et encombré côté texan, dans l’adorable puanteur des tamales. De toute façon, j’avais laissé ma voiture de location dans un parking couvert, et une fois franchies les eaux boueuses qui s’écoulaient entre les parois de béton, les clôtures en grillage et les rouleaux de barbelés, la promenade côté Mexique me parut encore meilleure. J’en profitai un peu, pissai dans un urinoir rempli de glaçons, puis dans un autre rempli d’algues. Envies purement nerveuses, alors je pris un taxi pour parcourir le bloc et demi qui me séparait d’un bar dont on m’avait parlé, le Kentucky Club, pour y boire des margaritas et siroter de la nostalgie.
Quelque part en chemin, soutenait il, les Américains avaient oublié de s’amuser. Au nom de la santé, du goût et de ce qu’il est politiquement correct de dire et de penser d’un bout à l’autre du spectre, on nous apprenait à bien nous tenir. L’Amérique était en train de devenir un parc à thème, et ce parc n’était pas un parc de loisirs – plutôt un Disneyland fasciste.
Douces volutes de marijuana s’enroulant dans les airs, rails de cocaïne sniffés par-ci par-là, bière mexicaine fraîche ; bonne bouffe, conversation formidable et joyeux éclats de rire : ce n’était pas une soirée qu’un républicain pouvait comprendre – mais un universitaire parisien déconstructionniste aurait pu y trouver le summum de ce que l’on est en droit d’attendre de l’Amérique en matière de civilisation.
Et bon sang, ça faillit marcher.