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Critique de beatriceferon


La redoutable Organisation Sigma est en alerte. Une toile majeure de Konrad Kessler, un peintre séditieux va bientôt être dévoilée au public.
Quatre « cibles » évoluent sous l'oeil implacable des agents zélés, dont les rapports détaillent à Sigma le moindre de leurs faits et gestes. Pas de souci. Tout est sous contrôle.
J'ai découvert Julia Deck à travers son deuxième roman, « Le triangle d'hiver », qui m'avait plu énormément.
Dans la foule des oeuvres que nous offre la rentrée littéraire, je remarque immédiatement sa présence. Évidemment, cela pique ma curiosité. J'ouvre le livre. Je suis surprise. « Sigma » et très différent du précédent. Julia Deck s'attaque ici à l'espionnage, un domaine dans lequel je ne connais rien.
D'entrée de jeu, l'attention du lecteur est attirée par une liste de personnages, dont les uns appartiennent au groupe des « cibles », les autres à celui des « agents ».
Quatre parties divisent une histoire qui nous est révélée à travers des rapports qu'échange l'Organisation Sigma en interne, fournissant des informations émanant du bureau « opérations helvétiques » au département « direction exécutive » et, en externe, avec ses quatre sbires.
Aussitôt, le lecteur est averti : une « oeuvre disparue du peintre Konrad Kessler referait surface aux alentours de Genève ». Or, Sigma est très attentive et « tente de contenir l'influence de cet artiste subversif », car « la réapparition d'une pièce maîtresse risque d'augmenter encore son pouvoir de nuisance. »
Les questions se bousculent. Qui est ce fameux Konrad Kessler et qu'a-t-il bien pu machiner de si dangereux ? Ne serait-ce pas une oeuvre qui pousse à … REFLECHIR ? Inacceptable, en effet ! Sigma n'aime « pas beaucoup les idées ».
Deux univers me viennent à l'esprit. Celui de Stanley Kubrick, qui, avec « Orange mécanique » va « reconditionner » Alex, le forçant à visionner des films en écoutant de la musique classique à plein volume. le personnage principal de Julia Deck s'appelle Alexis et connaîtra une expérience du même type. Serait-ce par hasard ?
L'autre est le monde effrayant imaginé par George Orwell dans « 1984 ». Big Brother y tient à l'oeil tous ceux qui pourraient avoir l'outrecuidance de penser par eux-mêmes, donc, de se révolter. Impensable.
C'est à travers des rapports rédigés par les agents qu'on découvre l'histoire et les différents personnages qui évoluent sous le regard faussement débonnaire de ceux qu'ils prennent pour leurs assistants, des conseillers, des amis, peut-être, mais qui, en réalité, ne perdent pas une parole, pas un geste, qui seront aussitôt transmis à Sigma.
D'autres modes narratifs sont aussi utilisés épisodiquement pour compléter ces informations : interview de Pola Stalker par un journaliste de Paris Match, discours que le professeur Lothaire Lestir prononce au « sommet mondial de la société internationale de neurosciences », ou encore un chapitre présenté comme une scène de théâtre avec dialogues et didascalies, puisque les « cibles » se sont retrouvées sans leurs assistants et sont donc observées par des mouchards électroniques. Enfin, un extrait du catalogue publié par la Galerie Elstir à l'occasion de la rétrospective Kessler, nous en apprend un peu plus sur ce mystérieux artiste, si dérangeant.
On est également déstabilisé par le temps. Chaque communication est présentée de manière très précise : date avec jour, mois, heure, ne manque que l'année. Sommes-nous à notre époque ? Dans un futur indéterminé ?
Julia Deck ne laisse rien au hasard. Je pense qu'elle a choisi avec beaucoup de soin le nom de ses personnages. L'agent le plus zélé et efficace est, sans conteste, la secrétaire d'Alexis Zante, Béatrice Bobillard. Ses initiales me renvoient à Big Brother. Elle n'est pas la seule dont nom et prénom commencent par la même lettre : Sarah Sirvin, Elvire Elstir, Lothaire Lestir, Olga Ostrovski, et, bien sûr, Konrad Kessler sont dans le même cas. le couple Zante nous offre une vision de l'infini. Ils ne sont pas l'alpha et l'oméga, mais, de A à Z, puisqu'ils se nomment Alma et Alexis.
J'ai relevé, ici et là, quelques allusions à la littérature, plus précisément au théâtre. « Je crois que un et un font deux », profère Mme Bobillard, faisant écho à Dom Juan qui affirmait : « Je crois que deux et deux font quatre ». Quand Alexis décrit sa secrétaire, c'est « un pic, un roc », ce qui évoque la célèbre tirade des nez de Cyrano de Bergerac. N'oublions pas le plus évident : la galeriste Elvire (dont le prénom n'est autre que celui de l'épouse de Dom Juan, mentionné plus haut) a choisi comme pseudonyme celui d'Elstir, le célèbre peintre de la « Recherche du temps perdu ».
Évidemment, le septième art n'est pas oublié. Pola Stalker, l'actrice, s'appelle, en réalité , Pauline Marceau, ce qui, inévitablement, fait songer à Eric Rohmer, très présent dans « Le triangle d'hiver ». le prénom figure celui de « Pauline à la plage », le nom, celui de Sophie Marceau, dont un critique, parlant de son rôle dans « Une rencontre » ((Liza Azuélos), s'indigne d'y déceler un  « pompage éhonté de « L'amour l'après-midi ». Pola explique avoir choisi le nom de « Stalker », « en hommage au film d'Andrei Tarkovski », dans lequel il est question d'une chambre secrète. Tiens, tiens...Serait-ce sans rapport avec le mystérieux pavillon d'Alexis Zante ?
Tout le récit parodie romans et films d'espionnage, auxquels, sans doute, l'auteur fait des allusions qui m'auront échappé, à moi qui suis une parfaite béotienne dans ce domaine.
Julia Deck évoque les idées (nouvelles ou pas) qui effrayent, et Sigma s'évertue à faire taire ceux qui prétendent nous pousser à réfléchir. Ainsi, l'art est dangereux, dans la mesure où c'est lui qui fait émerger l'homme de son état primitif. (Une pensée japonaise précise que « le premier homme de la préhistoire qui sortit de l'animalité fut celui qui se pencha pour cueillir un bouquet de fleurs ».) L'originalité est appréhendée par toutes les dictatures. le régime nazi tentait d'éradiquer ce qu'il appelait « l'art dégénéré ». Tous ceux qui prétendent nous extraire de notre confort routinier sont suspects. En 1863, un « Salon des refusés » accueille ceux qui avaient été éjectés de l'exposition officielle, réservée aux peintres qui respectent les normes.
Aussi, Alexis Zante se détourne-t-il de l'univers rassurant des chiffres et des placements bancaires pour se plonger dans la contemplation d'une petite toile rouge (qui me rappelle les oeuvres de Rothko), devant laquelle il médite, sa couleur évoquant ,en même temps, la sécurité de l'amour et l'effroi de la guerre et du sang.
Les deux tons de prédilection de Konrad Kessler ne sont-ils pas le rouge et le blanc, ceux du drapeau suisse ? Est-ce par hasard ?
Je suis sûre que je n'ai pas tout compris, ce qui n'empêche pas ce roman, court, mais riche et dense, de m'avoir séduite.
C'est pourquoi j'adresse à nouveau un merci très sincère à l'Opération Masse critique et aux éditions de minuit qui m'ont procuré ce plaisir.
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