Il y a des hasards aussi dans les lectures, comme celui qui me fait aborder «
Deux grands hommes et demi » après «
Ellis Island ». Deux récits aux antipodes l'un de l'autre mais qui partagent néanmoins les mots pour dire l'exil: pour poser la question du dénouement avec Perec, pour évoquer le voyage comme un processus pour Dembelé.
«
Deux grands hommes et demi » est un roman, il met en scène deux amis, deux adolescents de 18 ans qui vont quitter leur village et le Mali, au début des années 90. le récit va donner corps à un itinéraire, il démarre dans la famille et le village des deux garçons, se poursuit avec le départ de l'un, d'abord, vers Bamako puis vers Paris, et se termine en 1996, dans l'assaut par la police de l'église Saint Bernard occupée par des sans-papiers dont notre narrateur, Manthia.
Dans ce long panoramique,
Diadié Dembelé raconte un voyage. Point commun avec
Ellis Island, ce voyage va bien figurer dans l'histoire des deux hommes comme une rupture que symbolise au terme du récit le naufrage de leur amitié. Contrairement au récit de
Georges Perec, il n'y a pas ici de quête d'identité, cette identité au contraire, est solidement affirmée dans la première partie du récit: elle s'inscrit dans l'histoire d'une famille sur son terroir, dans un patriarcat déterminant, sur fond d'économie rurale profondément attachée à la terre, source de vie pour la famille entière. Lorsque la sécheresse fait mourir la terre, sous la pression du père, Manthia doit partir pour Bamako. Il découvre là un autre monde, sous l'aile toute théorique d'un oncle paternel, les solidarités familiales du village sont loin. C'est là que Toko viendra le rejoindre alors que la crise politique s'installe, que les affaires marchent mal et que l'oncle a son tour va leur demander de partir. Il ne reste que Paris avec la promesse très floue d'un hébergement chez un vague cousin.
La dernière partie du roman évoque les affres de la précarité au quotidien, les emplois au noir réservés aux sans papiers, la part de l'opportunisme qui pèse différemment pour l'un et pour l'autre, la marginalisation comme une gifle, la mort de la magie sensée les protéger, peut être la demi-part supplémentaire qui fait aussi partie du voyage….
« Regardez ma langue! Elle est tapissée de poils. Les sons qui sortent de ma bouche sont venus du soninké. Est-ce pour cela vous et vos maîtres que vous me soupçonnez d'avoir refusé l'intégration? » (p159)
C'est bien là que réside la force du roman, dans sa langue. Une langue sans détour, qui affleure au gré des sensations, celles de la peau, celles de l'esprit. Une langue lourde et pleine de couleurs, une langue vraie. Cette langue d'images est porté dans une construction vivante et directe. le narrateur s'adresse à un interlocuteur bien précis, au terme du voyage, alors qu'il a été arrêté. Dans ce tête à tête administratif, il fait triompher sa vérité en gardant sa langue, en ne reniant rien de ce qu'il est. La force du roman tient aussi à la précision comme dessinée, des scènes du quotidien, que ce soit au village ou au foyer. Les motifs du récit font ainsi écho au langage, ensemble ils réussissent à tisser une symphonie singulière et attachante.
Je remercie Babelio et les éditions Lattès de m'avoir permis cette découverte.
Un récit fort, une langue envoutante.