– Moi, je suis à peine la fille de ma mère…
J'ai onze ans, et je vis chez mes grands-parents, dans le Brabant flamand.
Debout, de l'eau jusqu'à la taille, je suis capable de rester immobile dans l'eau très longtemps. Mes pieds disparaissent peu à peu dans la vase. À travers le reflet de mon maillot rouge, j'aperçois mes jambes, tronquées aux chevilles. Je laisse les poissons s'approcher de moi jusqu'à ce qu'ils m'embrassent les mollets, les genoux, les cuisses. Je ne bouge pas, j'oscille légèrement, je respire au rythme de l'eau, je fais partie de l'étang.
J'entends ma grand-mère qui m'appelle mais je ne réponds pas, ça gâcherait tout.
C'est l'été. L'étang s'enroule autour de la maison dans une étreinte tiède. L'odeur de la vase est moite de vie.
Je revois le geste de grand-père. Il y a quelques années, je lui avais demandé où s'arrêtait notre jardin. Il avait ri, à cause du mot jardin. Il avait dit : « On voit que tu es née en ville. Quand j'étais plus petite, en visite chez les uns ou les autres de mes cousins, en ville, je demandais si l'eau du robinet était potable. Mes tantes gloussaient : On voit que tu vis à la campagne. »
Mon grand-père avait répondu, avec un large geste du bras : « le jardin, c'est tout ça. Tout ce que tu vois. Et même plus loin ». Ce qui ne m'avait pas particulièrement surprise, que le paysage entier nous appartienne.
*
À présent, je le regarde.
Grand-père lève le bras, en direction de la fenêtre la plus proche de son lit. Son geste est petit, à présent, c'est un résumé du geste.
– C'est ça qui va me manquer, dit-il.
*
Roc.
Il a les yeux à moitié cachés derrière ses sourcils. La mâchoire de travers. Il a dû être renversé par une voiture, avant que quelqu'un ne l'abandonne devant la grille. Roc et moi sommes ici pour les mêmes raisons, notre propriétaire ne voulait plus de nous. Et aucun de nous n'a de pédigree, lui n'est ni un labrador noir comme Baron ni de la race dont j'ai oublié le nom comme Tempête, qui est gigantesque et de couleur fauve et qui ressemble un peu à un lion qui aurait une tête noire, et moi,…je n'ai les cheveux de personne. Personne, ça veut dire une autre famille.
*
Le grand-père.
Cet homme autoritaire, distant, intimidant, est l'ombre manquante dans le jardin, espace de prédilection où sa petite-fille l'assistait dans ses occupations. Alors que la mort approche, autour de la fillette prennent place les différents protagonistes de ce lieu où la nature est souveraine : ses grands-parents bien sûr, les trois chiens. Dirk, un jeune homme qui s'occupe des gros travaux, du vieux poirier, et… une baleine qui un jour a surgi dans l'étang !
Elle rêve aussi d'un ailleurs qui pourrait être l'Alaska, la mer des Sargasses ou les Adirondacks.
Je ne sais pas à quoi rêvent les chiens.
Ce qui s'accroche à moi est toujours là et je ne sais pas si c'est un morceau de cauchemar ou si j'ai mangé quelque chose que je digère pas. Normalement, les cauchemars disparaissent avec le jour, mais parfois il en reste une trace, comme un ombre ou un mauvais goût. Comme un doute. Une peur. Celle qu'elle ne revienne et me force à repartir avec elle, qu'elle m'arrache à l'étang, à l'herbe et à la ferme, au vent.
*
Dans ce premier roman qui impressionne par sa sobriété et sa maîtrise,
Zoé Derleyn interroge avec subtilité la manière dont se construit une filiation.
Zoé Derleyn a publié chez Quadrature un recueil de nouvelles, le Goût de la limace, qui a reçu le prix Franz de Wever 2018, décerné par l'Académie royale de langue et de littérature françaises
De Belgique.
Debout dans l'eau est son premier roman.
Une écriture pleine de charme et de délicatesse.
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