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Citations sur La Vérité en peinture (3)

On dessinera d’une part l’artefact : des objets techniques destinés, comme des prothèses, à suppléer la vue, et d’abord à pallier cette ruine transcendantale de l’œil qui le menace et le séduit dès l’origine, par exemple le miroir, les longues vues, les lunettes, les jumelles, le monocle. Mais comme la perte de l’intuition directe, nous l’avons vu, est la condition ou l’hypothèse même du regard, la prothèse technique a lieu, son lieu, avant toute instrumentalisation, au plus proche de l’œil, comme une lentille de substance animale. Elle se détache immédiatement du corps propre. L’œil se détache [14], on peut le désirer, désirer l’arracher, se l’arracher même. Depuis toujours : l’histoire moderne de l’optique ne fait que représenter ou remarquer, selon des modes nouveaux, une défaillance de la vue dite naturelle, à commencer par les spectacles en anglais, comme nous le notions à l’instant, les lunettes du dessinateur. D’où les autoportraits avec lunettes. De Chardin l’Autoportrait dit à l’abat-jour dit bien l’abat-jour, puisqu’il plonge ou protège les yeux du peintre dans l’ombre (comme cet autre fétiche détachable, le chapeau dont les bords cachent presque les yeux de Fantin-Latour dans un autoportrait). Mais de surcroît, tout aussi jalousement, il abrite et montre à la fois les mêmes yeux derrière des lunettes dont les montants sont visibles. Le peintre semble poser de face, il vous fait face, inactif et immobile. Dans l’Autoportrait aux bésicles (lunettes sans montants, binocle de travail peut-être), Chardin se laisse voir ou se fait observer de profil, il paraît plus actif, un instant interrompu peut-être, et détournant les yeux du tableau. Mais c’est en train de peindre ou de dessiner, la main et l’instrument visibles au bord de la toile, qu’il se représente dans un autre autoportrait. A cet égard, on peut toujours considérer cet autoportrait comme un exemple parmi d’autres dans la série des Dessinateurs de Chardin [15]. Est-il en train de s’affairer autour de l’autoportrait ou d’autre chose, d’un autre modèle ? On ne saurait en décider. Dans les trois cas, lunettes sur les yeux, bandeau sur la tête — non pas les yeux bandés mais, cette fois la tête bandée, mot qui peut toujours faire penser, entre autres choses, à une blessure : à même le visage auquel ils n’appartiennent pas, détachables du corps propre comme des fétiches, le bandeau et les bésicles restent les suppléments illustres et les mieux exhibés de ces autoportraits. Ils distraient autant qu’ils concentrent. Le visage ne s’y montre pas nu, surtout pas, ce qui, bien entendu, démasque la nudité même. C’est ce qu’on appelle se montrer nu, montrer la nudité, le nu qui n’est rien sans la pudeur, l’art du voile, de la vitre ou du vêtement.
On peut aussi, d’autre part, surprendre ce qui ne se laisse pas surprendre, on peut dessiner les yeux clos : vision extatique, prière ou sommeil, masque du mort ou de l’homme blessé (voyez les yeux de l’Autoportrait dit l’homme blessé de Courbet (1854). [...]
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Cette dernière locution dit quelque chose de la honte ou de la pudeur qui fait partie du tableau. Elle l’engage dans l’irrépressible mouvement d’une confession. Même s’il n’y a pas encore de crime (réalité ou phantasme), même s’il n’y a pas de Gorgone, de miroir-bouclier, de geste agressif ou apotropaïque. Honte ou pudeur, certes, à peine surmontées pour être observées, gardées et regardées, respectées et tenues en respect, à la condition d’une part d’ombre. Mais aussi la peur livrée en spectacle, le se­ voir-vu-sans-être-vu, histrionisme et curiosité, exhibitionnisme et voyeu­risme : le sujet de l’autoportrait devient la peur, il se fait peur.
Mais comme l’autre, là-bas, reste irréductible, comme il résiste à toute intériorisation, subjectivation, idéalisation dans un travail du deuil, la ruse du narcissisme n’en finit plus. Ce qu’on ne peut voir, on peut encore tenter de se le réapproprier, en calculer l’intérêt, le bénéfice, l’usure. On peut le décrire, l’écrire, le mettre en scène.
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Cet autoportrait montre l’artiste au travail, tenant son crayon de pastel. Il n’est pas daté, mais Chardin y paraît nettement plus amaigri et vieilli que sur ceux datés de 1771 et de 1775. Cet autoportrait pourrait être l’une des "... Têtes d’étude au pastel..." exposées au Salon de 1779, quelques semaines avant la mort de l’artiste. » (Musée du Louvre). Jacques Derrida l’évoque, avec les autoportraits de 1771 et 1775, dans Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, ouvrage édité à l’occasion de l’exposition qu’il présenta au Louvre du 26 octobre 1990 au 21 janvier 1991.

« [...] Augenblick sans durée « pendant » lequel, cependant, le dessinateur feint de fixer le centre de la tache aveugle. Même si rien ne se passe, si aucun événement n’a lieu, le signataire s’aveugle au reste du monde. Mais incapable de se voir, proprement et directement, tache aveugle ou trait transcendantal, il se contemple aussi aveuglément, il attaque sa vue jusqu’à épuisement de narcissisme. La vérité de ses propres yeux de voyant, au double sens de ce terme, c’est la dernière chose qui se puisse surprendre, et nue, sans attributs, sans lunettes, sans chapeau, sans bandeau sur la tête, en un miroir. Le visage nu ne peut se regarder en face, il ne peut se regarder dans une glace.
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