Nul ne comprenait pourquoi ils s'infligeaient ce chagrin partagé sur une musique de vieux.
J'ignorais alors que les adultes, à force d'être trahis et abandonnés par les adolescents, se préservent du chagrin que cela risquerait de leur causer en anticipant leur fuite.
Une fin rapide, déroulée avec la légèreté inéluctable d'une pelote de laine tombée sans bruit de la table à ouvrage.
Quand j'étais petite, tout en sachant que je finirais par grandir et avoir ma propre famille, ou du moins ma propre maison, je n'imaginais pas ma vie sans mes parents ni mes sœurs. Cela m'aurait paru aussi incongru que d'envisager mon avenir sans mes pieds ou sans mes mains. Nous étions là, ensemble, pour toujours. Et même s'il était clair pour chacun que le temps passait - mon père et ma mère, je le voyais bien, ne vivaient pas avec leurs propres parents - ce que nous formions tous les cinq avait quelque chose d'éternel.
Nous étions le monde et mon regard demeurait comme myope au reste de l'univers.
Le courage, me dis-je, le courage qu'il faut à chacun pour accomplir cette expérience brève et dénuée de signification, sans la possibilité de reprendre pour corriger, de faire mieux ou autrement. Le courage pour supporter qu'il ne reste rien. On ne va nulle part et on y va très vite.
Rita ne parle pas aux autres filles. Elle n'est jamais sortie avec un garçon. Elle ne s'impatiente pas. Elle passe tant d'heures à essayer de comprendre le mystère de sa propre existence qui ne ressemble à aucune autre que l'ennui est chassé de ses journées.
Il m'arrivait de songer que mes sœurs et moi étions les maladies plutôt que les filles de nos parents, trois maladies.
"- ... Et d'abord, comment tu t'appelles ?"
Etienne ne répond pas. Il fait ce qu'il n'a jamais fait. C'est une journée comme ça, une journée consacrée aux actions inédites, se dit-il - car, de la m^me façon qu'il observe les autres, il s'observe lui-même. Il avance lentement son visage de celui d'Antonia et embrasse sa bouche.
"C'est un très beau prénom", déclare--t-elle en interrompant le baiser.
Puis elle le reprend et elle apprend à Etienne comment on s'y prend.
Les néons du bar sont des ruisseaux d'or. L'acrylique du pull-over violet d'Antonia est plus doux que le ventre d'un chat. Quand leur genoux se touchent sous la table, le désir pulvérise les os de leurs hanches. Le velours côtelé des pantalons hérisse ses millions de poils.
(pp.56-57)
Je pense à ma mère quand j'avais dix ans, puis douze, puis quatorze. C'était toujours la même. Ses journées se suivaient, identiques, et pour moi, c'était comme si, toutes ces années, elle n'avait fait que marcher en sens inverse d'un tapis roulant. Son présent devait durer toujours. Et voilà qu'elle était morte.
(p. 201)