"Et j'étais alors si petite que les herbes étaient toujours hautes. Et j'allais dans les champs, toujours protégée par les herbes hautes. Mon royaume d'herbes dont le ciel n'était pas le plafond, pas le toit, pas la limite, mais la démesure, la promesse de changements justement illimités. Et si j'avais le vertige en regardant le ciel, allongée dans le champ, je me sentais aussi à l'abri. Il n'y avait pas de contradiction."
"Quand j'étais petite, mais je ne suis pas bien grande.
Quand j'étais petite, je n'étais vraiment pas grande, je croyais ne jamais devenir grande.
Quand j'étais petite, je n'étais pas grande.
C'était avant. Il y a un siècle, des années lumières, avant la révolution. C'était je crois, avant l'été de l'année dernière, avant la guerre, avant la disparition des lucioles."
Je ne sais même pas si Fadoun a les mots pour me raconter comment on se débat dans l'eau obscure, comment la nuit et l'eau sont une seule et même pâte qui menace de vous étouffer, comment le petit frère s'est accroché à sa mère, comment son père l'a attrapée , elle, Fadoun, par les cheveux, comment les gardes-côtes italiens les ont repéchés, les vivants, puis les morts, une quinzaine de noyés, comment la grande sœur faisait partie des cent cinquante disparus, comment ils l'appelèrent, tous les quatre et même un des gardes-côtes, emu sans doute par leur détresse, les mains en porte-voix, Samala, Samala, dans la nuit, puis dans le jour naissant, jamais son prénom ne fut autant proféré, emporté par le vent qui déjà d'était calmé, emporté par les eaux noires puis grises. en vain.
( p 68)
Elle ne comprend pas bien ce qu'ils font là. D'autant que quelques mois plus tard seulement la révolte et la guerre éclatent. Les immigrés noirs sont menacés, ils sont traités de chiens. Fadoun ne comprend plus rien du tout, mais elle lit la peur dans les yeux de sa mère, si forte, si courageuse, et elle a très peur à son tour.
( p 66)