« Exportation » renvoie à ce qu'un Etat poduit sur son territoire et vend à l'étranger, pour le profit. le terme ne s'utilise normalement pas pour des personnes, pour des citoyens. Or, ce titre avec sa connotation économique et géographique désigne bien la réalité historique vécue par les grands-parents de l'autrice qui réalise ici un véritable travail d'enquête.
Ses grands-parents ont donc été l'objet d'un troc, leur exil de Roumanie contre des cochons. La formule est brutale, elle est répétée plusieurs fois pour que le lecteur puisse intégrer toute la violence des faits derrière, violence physique, politique, matérielle, et surtout antisémite et cynique. Les dirigeants roumains ont cherché à s'enrichir en vendant leur population juive, c'est de la real-politik dans un contexte de Guerre Froide, bâtie sur un antisémitisme ancien. Toute une partie de l'histoire de l'Europe défile sous nos yeux dans cette enquête, des États autoritaires des années 30 à la Seconde Guerre Mondiale, au génocide des juifs et à la Guerre Froide avec la division des deux blocs.
Face à ces événements que l'on peine à concevoir, le récit n'est pas froid et désincarné, au contraire, puisqu'il repose sur l'histoire personnelle de la famille de l'autrice, qui dresse un portrait émouvant de sa mère, traumatisée par un exil dans l'adolescence au point de refuser sa langue maternelle, et surtout un beau portrait de ses grands-parents. Intellectuels cultivés et musiciens, bourgeois cosmopolites, véritables communistes... Dans ce couple, Gabriela, la grand-mère de
Sonia Devillers, a une personnalité si forte qu'elle semble dominer son mari, fière et consciente de sa valeur. Mais un élément de leur identité, si secondaire pour eux, si important pour les gouvernants, les relègue comme des sous-citoyens : leur judéité, même s'ils ne sont pas pratiquants, même s'ils ne sont pas vraiment croyants. Et c'est cette judéité qui détermine dans cette Europe si troublée leur destin.
J'ai donc été très intéressée par cette « exportation » de juifs par la Roumanie aux Etats de l'Ouest ou à Israël pour en tirer un bénéfice, en dollars ou en animaux d'élevage. Les éléments sont bien amenés, pas besoin de connaissances préalables sur cet Etat qui n'est sans doute pas le premier auquel on pense quand on imagine le Bloc de l'Est. Mais surtout, j'ai été touchée par les portraits de famille, avec les questions de mémoire et de transmission.
Sonia Devillers ne sait rien de la Roumanie et de Budapest, elle ne parle pas sa langue « maternelle » dans le sens de la langue de sa mère, sa langue est le français, la langue de sa patrie. Néanmoins, elle ressent une forme de traumatisme, 3ème génération de rescapés de la Shoah, alors que ses grands-parents eux-mêmes ne se reconnaissaient pas comme tels, eux qui n'avaient pas l'impression d'avoir échappés au génocide – alors, que d'un point de vue historique, les preuves sont là, ils ont été persécutés, ils ont perdu leur travail, et ils auraient pu être tués comme certains de leurs proches. Ces réflexions sur la mémoire et la famille m'ont beaucoup touchée.